Si c'est elle
2000
Vidéo, couleur, sonore
Durée : 11'50"
Acquisition: 2004
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Dans le titre de la vidéo d’Ingrid Wildi, le «si» n’est pas anodin : il permet d’ouvrir l’œuvre à une somme de possibles. Trois hommes de face, cadrés en plan rapproché devant un fond blanc, témoignent successivement. Ils racontent une femme qu’ils ont aimée dans un passé dont on ignore s’il est lointain ou immédiat. Les paroles se croisent, le montage les mêle. Sans trop en savoir, on a d’abord tendance à croire qu’ils décrivent une seule et même personne ; le portrait devient romanesque. Peu à peu, cette vierge folle et sage, capable de vous planter en pleine séance de cinéma, prend vie en nous par la voix de ses amours. Elle était unique, un peu guérisseuse, portait jupe et talons, elle chantait, ne chantait pas… Des concordances puis des divergences, au fil des mots l’unique héroïne de roman, complexe et attachante (c’est ce qui se voit dans les yeux de ceux qui la racontent), s’évanouit, se multiplie et l’on comprend que chaque témoin poursuit son propre personnage, le dépeint avec une force émotive qui, en creux, nous en dit autant sur lui-même que sur cette femme qu’il dessine. La rencontre des récits bâtit une trame narrative baroque qui s’écrit comme une quête pour le regardeur. Est-ce une amante ? Une amie ? Enfin on pense saisir son identité sans qu’elle ne soit énoncée : trois grands enfants racontent leur mère. Comme souvent dans son travail, Ingrid Wildi conjugue à travers Si c’est elle l’universel et le personnel, convoquant indirectement et avec sensibilité sa propre histoire. Celle d’une expatriée chilienne arrivée en Suisse à l’âge de 18 ans contrainte de laisser derrière elle ses origines, sa langue, sa mère. En même temps qu’il résonne en chacun des regardeurs, le témoignage des trois hommes semble évoquer les obsessions de l’artiste. Si c’est elle est l’édification de l’image d’une mère à travers le prisme de la mémoire. C’est une quête de l’origine qui s’énonce par le langage. Ingrid Wildi, à travers un dispositif épuré, parvient à construire une œuvre délicate dans laquelle la croisée des paroles permet de faire basculer l’expérience de vie dans une forme de récit narratif. La reconstruction par l’évocation fait sans cesse flotter le témoignage entre la réalité et l’imaginaire. La femme racontée devient un personnage. La mémoire écrit un monde dans un interstice. Ses approximations, ses circonvolutions, ses ellipses (ajoutées à celles du montage), donnent à l’essai-vidéo, puisque c’est ainsi que l’artiste désigne son travail, la paradoxale étrangeté du monde familier. La mémoire et l’inconscient deviennent les éléments constitutifs d’une sorte d’«abstraction vécue». La parole est l’outil permettant une possible «fictionnalisation» du réel. L’artiste entretient avec elle un rapport singulier : «Ma propre langue n’est pas la mienne», déclare-t-elle. Parler une langue étrangère, en faire sa langue usuelle, c’est évoluer à chaque instant à un niveau de réalité différent. «L’exilé, écrit Jankélévitch, a une vie fantomale qui se déroule en marge de la première […] une vie onirique, irréelle comme un songe.» La persistante impression de vacillement que l’on discerne au regard de l’œuvre peut être perçue comme l’indice de ce même sentiment d’étrangeté qui habite la vie de l’artiste. Par la langue, l’oralité, se (dé)construit un monde. Et Si c’est elle apparaît alors comme l’expression d’un univers rare et mélancolique bâtit sur la quête de la «langue maternelle» de chacun.
Guillaume Mansart
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