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Giovanni Carmine

Biographie

Le patrimoine isotrope

Depuis les fenêtres de l’appartement attribué aux hôtes du Frac Lorraine on voit passer, toutes les heures, un petit train chargé de touristes. Annoncé par le reflet orange du gyrophare sur les murs du studio, il monte la rue des Trinitaires, l’une des dernières étapes du tour de la ville, qui se termine peu après sur la place, devant la cathédrale. La curiosité des passagers du petit train a dû s’éveiller à la vue inattendue d’une longue série de noms inscrits sur le mur d’un édifice médiéval donnant sur la rue. C’est du moins ce qu’on pourrait penser, puisqu’ils sont nombreux à se retourner pour empoigner leur appareil photo et documenter ce qu’ils viennent de voir. Une chose est sûre, le commentaire audio qui accompagne leur visite dans les rues de Metz n’y est pour rien, puisque celui-ci ignore complètement la fonction actuelle de l’Hôtel Saint-Livier en tant qu’espace d’art contemporain, se contentant de fournir quelques indications sur son Histoire.

Peut-être l’un de ces touristes a-t-il réussi à lire quelques noms, même si ces derniers ne lui évoquent rien de connu. Il s’agit en fait de la liste des artistes dont les œuvres composent la collection du Fonds régional d’art contemporain, classée par ordre chronologique d’acquisition et destinée à être peu à peu complétée par les nouveaux achats. Une sorte de monument qui célèbre à la fois l’histoire de la collection et son avenir, mais qui, par la fragilité matérielle du matériau (le lait de chaux) utilisé pour l’écrire, en rappelle aussi la précarité. Il s’agit d’un signal clair lancé dans l’espace public, un signal qui relève autant du programme que de la politique, pour une institution qui a fait de la confrontation directe avec la réalité sociale et urbaine l’une de ses lignes directrices.

Il est cependant inutile de se bercer d’illusions : l’art contemporain demeure un phénomène périphérique et presque de caste. Il serait arrogant, de la part des acteurs du secteur et donc aussi de celui qui écrit ces lignes, de croire que l’art peut et doit avoir la même importance pour tout le monde. Peut-être est-ce précisément la certitude que l’art contemporain joue un rôle primordial dans la compréhension – mais aussi la définition – de la réalité et de la société, qui fait des artistes, curateurs, critiques, conservateurs, collectionneurs et de tous ceux qui s’occupent d’art, des sortes de fondamentalistes dont les raisons échappent à la plupart de leurs congénères. Une conviction impulsive et passionnelle, reposant sur un fondement si irrationnel qu’elle devient presque mystique ou pour le moins métaphysique et, par conséquent, va bien au-delà de l’idée d’œuvre d’art au sens de produit matériel. Et si chaque protagoniste actif dans le monde de l’art devrait clairement connaître les objectifs de son travail, son combat est souvent mené contre les moyens habituellement utilisés dans la médiation de soi-même (textes, institutions et expositions), qui sont formellement codifiés et limités.

Dans ce contexte, le Frac Lorraine semble parvenir à se profiler, ces dernières années, de manière originale et unique – et pas seulement au niveau local et national. Cela tant par rapport à l’idée de lieu d’art comme espace de création et d’expérimentation qu’en regard de son statut juridique de lieu investi du rôle de médiateur, de collectionneur et conservateur d’art contemporain. En ce sens, certaines initiatives du Frac me semblent intéressantes pour essayer de définir un concept de patrimoine non lié à la quantité et à la qualité d’une collection, mais plutôt compris comme une entité isotrope, c’est-à-dire qui se répand dans toutes les directions tout en maintenant ses propriétés initiales. Chaque démarche du Frac finit donc par devenir un élément de la collection elle-même. Deux exemples permettent de comprendre cela : d’une part, la réflexion menée sur l’espace physique de l’Hôtel Saint-Livier ; de l’autre, l’invitation faite à des jeunes critiques et curateurs à résider pour quelques semaines auprès de l’institution pour y mener une réflexion autour de sa collection.
Dans les quatre Cahiers théoriques publiés par le Frac Lorraine entre 2002 et 2005, la notion d’espace d’exposition est amplement analysée et, par ailleurs, on y énumère toute une série de projets artistiques ayant accompagné la phase de restructuration de l’hôtel particulier situé dans le centre historique de Metz. S’il n’est guère possible de résumer de manière satisfaisante en quelques lignes la démarche conceptuelle, l’esprit d’analyse et la vigueur du propos de ces cahiers (je conseille plutôt de les lire), il me semble cependant important de souligner leur fonction comme éléments susceptibles d’élargir le patrimoine artistique du Frac. En effet, au-delà d’un devoir didactique de médiation avec le public, ces cahiers démontrent aussi la nécessité de concevoir un lieu physique comme espace d’expérimentation intellectuelle et artistique. L’architecture médiévale est ainsi libérée de son aspect purement fonctionnel de support et réceptacle d’art, en acquérant une dimension «ouverte» et conceptuelle – un espace décidément plus intéressant pour les artistes eux-mêmes.

L’installation réalisée par Hans Schabus pour l’exposition inaugurale White Spirit (2004) devient ainsi emblématique d’une manière de comprendre l’espace muséal et la création artistique. Et bien que l’installation n’existe plus physiquement, elle est partie intégrante du patrimoine du Frac Lorraine. Le choix radical d’empêcher le public d’accéder à l’espace à peine inauguré (le contraignant à suivre un parcours défini par un labyrinthe, en élaborant une architecture à l’intérieur de celle du lieu) ne doit pas, en effet, être considéré comme un geste simplement subversif et de négation. La proposition allait plus loin et soulignait l’importance du lieu où l’installation était insérée, au-delà de son caractère physique et spatial. L’existence désormais virtuelle de cette œuvre, tant dans la mémoire collective de ceux qui ont visité l’exposition que dans l’imagination de ceux qui, comme moi, en ont seulement entendu parler, finit ainsi par acquérir une valeur bien plus suggestive et dynamique que celle d’une œuvre condamnée à la conservation éternelle à l’intérieur d’une caisse en bois, dans un dépôt climatisé.

C’est peut-être même pour contrecarrer le destin inévitable de « matériel inerte » qui guette les œuvres d’art lorsqu’elles intègrent une collection, que les responsables du Frac Lorraine ont décidé d’instituer un programme de critiques en résidence. En échange de l’hospitalité, l’institution demande aux critiques d’élaborer un scénario d’exposition à partir des œuvres présentes dans la collection. Si la requête peut sembler simple, sa mise en œuvre est plus complexe qu’en théorie. La quantité et la qualité des œuvres qui composent cette collection permettent sans doute de concevoir un parcours thématique, conceptuel ou formel, à même de regrouper une série de travaux pour constituer cet ensemble cohérent qu’est censée être une exposition d’art. La quantité de variables en jeu permet pourtant des possibilités infinies. Sans compter que le caractère virtuel d’une exposition, qui ne serait qu’un concept sous forme de texte, peut rendre l’exercice assez frustrant ; surtout pour quelqu’un qui, comme le soussigné, privilégie une pratique curatoriale liée à l’élaboration et la production de projets artistiques ex novo, en cherchant à intégrer la démarche des artistes au contexte architectural et socioculturel.

Considérer la page comme un espace d’exposition reflète en tout cas l’idée d’une collection comme patrimoine isotrope. En proposant un parcours, tout virtuel qu’il soit, entre les œuvres et les visions critiques, ces scénarios finissent par enrichir et élargir la collection elle-même. Nous pouvons ainsi imaginer une exposition intitulée Chimère, qui apparaîtrait, comme par magie, dans un espace imposant pour quelques heures seulement. À travers le brouillard de l’installation MUHKA, Anvers (1997) d’Ann Veronica Janssens, on aperçoit, lointains et comme flottants, le cerf de l’installation Les Représentants (1992) de Gloria Friedmann et le chien Misfit (1996), au corps de renard et aux pattes de biche, hybridation taxidermiste de Thomas Grünfeld. Une exposition aux allures de fable naturaliste, reflétant la tendance actuelle de nombreux curateurs à concevoir des expositions envisagées comme des ambiances ou des compositions visuelles. Une tendance séduisante qui toutefois dénote trop souvent un manque de respect et de sensibilité à l’égard des œuvres elles-mêmes, sacrifiées sur l’autel de la mise en scène.
Il est cependant possible d’utiliser la collection du Frac Lorraine comme point de départ d’une exposition thématique, ironique et métacritique sur le système de l’art, en adjoignant au délire dialectique du critique d’art, incarné par Philippe Parreno dans la vidéo No more reality 1 (1995), les dix minutes de divertissement absolu d’*Artist* (1999), collage de stéréotypes hollywoodiens sur l’art contemporain et les artistes un peu fous et bohèmes, monté par Tracey Moffatt et Gary Hillberg. Pour compléter ce thème, il faudrait cependant intégrer certains travaux d’artistes non inclus dans la collection. Par exemple, les photographies de Louise Lawler, montrant des œuvres d’art dans un contexte d’exposition, ou encore la vidéo Telemistica (1999) de Christian Jankowski, où l’artiste allemand invité à la Biennale de Venise interroge les cartomanciennes des télévisions locales italiennes pour savoir si sa participation à l’exposition aura du succès. On pourrait aussi demander à Noritoshi Hirakawa de réélaborer Fowls in the dark, un projet de 1992 où il faisait évaluer par le public, à l’aide d’un formulaire, les œuvres présentées dans l’exposition collective à laquelle il participait.

Si les deux projets esquissés plus haut reflètent des pratiques curatoriales plutôt répandues et éprouvées, il serait peut-être intéressant d’élaborer un projet qui questionne l’idée même de collection. C’est en tout cas le contexte d’une institution qui, par ses expositions et sa récente politique d’acquisition, s’efforce de se faire le médiateur d’une conception de l’art comme valeur immatérielle, dont la force réside dans son aptitude à élaborer des projets. C’est précisément ce qui rend intéressante la mystérieuse «disparition» de la sculpture Feutre (1968) de Robert Morris de la collection du Frac. Un événement qui s’insère dans une série de malentendus, liés aux formes utilisées par les artistes au vingtième siècle ayant causé la disparition involontaire de nombreuses œuvres d’art. Il est ainsi probable que les couvertures de feutre qui constituaient le corps de la sculpture de Morris aient été prises pour du matériel d’emballage, tout comme en 1988 une femme de ménage avait enlevé, dans un coin de la Kunstakademie de Düsseldorf, une œuvre de Joseph Beuys, pensant que la graisse de Fettecke était de la saleté. En tout cas, il n’y a pas eu vol, et donc pas de quoi en faire un polar à rebondissements. Cependant, si la disparition de Feutre est sans doute regrettable, en faire le thème d’une exposition axée sur des documents et des reconstitutions dévoilerait les aspects plus techniques et bureaucratiques d’une collection, en permettant de remettre en cause la notion même de conservation et de patrimoine.

La collection du Frac Lorraine offre ainsi une matière qui, certes, reflète les goûts critiques et les obsessions de ceux qui l’ont gérée au cours des années, tout en permettant une ouverture sur des parcours différents et inhabituels, susceptibles de la montrer sous un jour nouveau, où sens et fonction gagnent en ampleur. Et peut-être même qu’une gestion dynamique du patrimoine, considéré dans toute sa potentialité, est l’unique voie pour en exprimer pleinement la valeur. Afin qu’un jour, les touristes descendus du petit train devant la cathédrale remontent à pied la rue des Trinitaires, impatients de visiter le Frac.

Giovanni Carmine, Suisse. Commissaire d’exposition et critique d’art indépendant. En résidence au Frac Lorraine de juillet à septembre 2005.