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Aneta Szylak

Biographie

Croyants, Acteurs, Séducteurs, Simulateurs

Poser, Exposer et Prendre position
dans l’art contemporain

«Elle se leva donc et se mit à marcher de long en large, avec une certaine raideur d’abord, car elle redoutait que sa couronne ne tombât ; mais elle se rasséréna bientôt à la pensée qu’il n’y avait personne pour la regarder. ‹Et du reste, dit-elle en se rasseyant, si je suis vraiment Reine, je m’en tirerai très bien au bout d’un certain temps›.»1.

Le rapport entre l’espace d’exposition et le corps du spectateur est fortement lié à la théâtralisation du spectacle muséal et aux modèles culturels qui sous-tendent aussi bien l’exposition elle-même que sa réception par le spectateur. Le rapport à l’espace de l’art a évolué au fil des siècles : l’art moderne a fait de l’espace d’exposition un lieu à part, un laboratoire clinique. C’est alors que le corps même du spectateur s’est retrouvé lui aussi en pleine exposition. «Et bien sûr, la présence de cet étrange meuble, votre propre corps, paraît tellement incongrue, une vraie intrusion. L’espace suggère que nos yeux et nos cerveaux sont les bienvenus, alors que nos corps, qui occupent indûment l’espace, ne le sont pas – ou alors qu’ils sont tolérés uniquement comme des pantins articulés à des fins d’études ultérieures», écrit O’Doherty dans son essai désormais légendaire2. L’incontournable présence du spectateur dans le discours artistique, et la connaissance qu’il a des stéréotypes muséaux sont à la base de cet essai qui se propose d’analyser les divers traitements que réserve l’art contemporain, dans ses manifestations les plus actuelles, à la figure humaine : comment il la fait poser, lui assigne une position, comment il l’expose. Le fait même d’exposer nous offre en effet un large échantillonnage des pratiques de l’art contemporain, ainsi qu’un aperçu de la grande variété des discours véhiculés à ce sujet depuis les années 1970.
Le point de départ de ce projet est un choix d’œuvres provenant de la collection du Frac Lorraine, choix dans lequel la codification culturelle de la figure humaine à travers l’histoire de l’art semble être une composante essentielle. La seconde sélection consiste en œuvres concernant l’institution d’art comme espace d’exposition imposant des comportements spécifiques, tant au modèle qu’au spectateur. Nous y adjoignons dans les deux cas un certain nombre d’œuvres remarquables, extérieures à la collection, mais abordant des thèmes proches et élargissant ainsi les termes du débat. C’est la question de la présentation et de la réception de l’art contemporain qui est ici mise en exergue. Nous avons l’artiste, le modèle, le spectateur. Nous avons une institution et une architecture, c’est-à-dire des espaces qui entraînent l’œuvre d’art et le corps du spectateur dans ce jeu spatial d’attirance, de crainte, de séduction et de rejet. Ils attirent le spectateur en le séduisant, en forçant son regard ou en le subjuguant par la beauté des corps. Mais ils renvoient également un message spécifique quant à l’esthétique du corps représenté, aux comportements attendus inscrits dans la sphère virtuelle de l’œuvre regardée. L’attitude devant l’œuvre d’art et la position au sein de relations spécifiques, institutionnelles ou sociales, ne sont-elles que les deux faces d’une même médaille? Qui sont-ils donc, ceux dont les perceptions qu’ils ont d’eux-mêmes sont influencées par l’expérimentation et la mémorisation de l’art ? Qui sont donc et où sont ces «Croyants, Acteurs, Séducteurs et Simulateurs» ?
Les trois figures principales sont ici l’artiste, le modèle et le spectateur. Mais la relation entre eux est complexe. L’artiste joue souvent le rôle de modèle. Le modèle peut devenir le vecteur d’une mémoire visuelle. Le spectateur se sent souvent contraint à des comportements spécifiques vis-à-vis de l’œuvre d’art, et en fin de compte il pourrait avoir envie d’être le modèle. «C’est une grande partie d’échecs qui est en train de se jouer – à l’échelle du monde entier – si cela est vraiment le monde, voyez-vous bien. Oh, que c’est amusant ! Comme je voudrais être une de ces pièces-là ! Cela me serait égal d’être un simple Pion, pourvu que je pusse prendre part au jeu… mais évidemment j’aimerais mieux encore être une Reine»3, dit la petite Alice dans le roman de Carroll. Changer de lieu et de position pourrait signifier changer de rôle. Et le rôle de plus en plus important de la figure du regardeur dans le discours sur l’exposition influence fortement la manière dont l’art est produit et perçu.
Il y a une nette différence entre le fait d’être mis en situation de poser (ou de se positionner), et celui de prendre une pose ou d’adopter une position de par sa volonté propre. Qui décide ? Qui obéit ? L’objectif d’une exposition est de faire prendre conscience au spectateur de la complexité de cette relation. Désirs, attentes, besoins, frustrations, toutes les composantes au cœur des relations humaines y sont latentes. Cela souligne les mécanismes psychologiques de la réception, de l’acceptation et du rejet. Est-ce que nous nous comportons comme il faut ? Est-ce que nous comprenons et interprétons comme on l’attend de nous ? L’espace de l’institution est considéré ici à la fois comme un espace corporel et un espace émotionnel, au sein duquel les clichés de la mémoire culturelle et les pratiques de l’exposition contemporaine emportent le spectateur dans un voyage périlleux. Mais il existe aussi un autre espace, l’espace défini par l’œuvre, qui entre en interaction avec celui de l’institution. Les mécanismes psychologiques de réception et d’assimilation sont fondamentaux dans ce projet, dans la manière dont il a été conçu pour construire le message visuel et pour entraîner le spectateur dans l’intensité et dans la complexité des sensations corporelles.
Andrea Fraser, dans sa vidéo Little Frank and His Carp (2001), qui documente sa performance improvisée, enregistrée par une caméra cachée, se promène allégrement dans le hall principal du musée Guggenheim de Bilbao, tout en suivant les instructions d’un véritable audio-guide qui invite le spectateur à faire l’expérience de cet espace de manière explicitement sensuelle. Les visiteurs se retrouvent donc à observer Fraser dans son aventure hilarante et exhibitionniste dans l’espace du musée : en train de lire, expérimentant et éprouvant les messages érotiques suggérés par ce bâtiment d’une séduction toute masculine. En en faisant un peu plus que ce que l’audio-guide suggère, Fraser démasque la réalité du musée contemporain, dans lequel le spectateur joue un rôle d’acteur dans la mise en scène du regard. L’architecture remet l’art à sa place en créant l’événement artistique, et l’artiste est ainsi remplacé par le spectateur. Sa manière de se situer ou de s’installer à l’intérieur du musée a un rôle non moins important que le modèle utilisé pour jouer en relation avec l’artiste. Fortement érotique, fondée sur la demande, le besoin et le désir constamment frustré, l’expérience du musée ou de la galerie absorbe tous ses acteurs en les contraignant à jouer selon des rôles et des comportements culturellement codés.
Dans le projet «Croyants, Acteurs, Séducteurs, Simulateurs», il y a un nombre significatif d’œuvres qui sont de l’ordre de la performance filmée. Les premières vidéos de l’artiste belge Lili Dujourie ouvrent le chapitre de l’exposition qui concerne la représentation du corps humain, féminin en particulier, dans l’art, mais se réfère en même temps au corps de l’artiste. En étant son propre modèle, Dujourie s’approprie, dans ses Hommage à … (1972), Sonnet (1974), Sanguine (1975) et Passion de l’été pour l’hiver (1981), la manière dont le corps féminin a été représenté dans l’œuvre d’artistes qui étaient principalement des hommes. La passivité, et un certain type de soumission, sont frappants, bien qu’aucun lien émotionnel ne soit ici éprouvé. Et il n’y aucun contact visuel réel entre le modèle et la caméra, de sorte que le spectateur n’est pas conscient d’être le destinataire de l’action qui se déroule. Cela lui impose en quelque sorte le rôle inconfortable de voyeur. L’artiste hypnotise le spectateur grâce à l’extrême familiarité de sa performance, et à la fois le manipule en le confrontant à ses attentes et à ses habitudes perceptives. Dans un contexte de sentiments ambigus, le travail de Dujourie analyse la manière dont le corps féminin a été, d’une part assujetti dans l’art par les artistes masculins, et d’autre part violé par le regard des voyeurs. Mais il y a une autre strate de son travail qui mène à un sentiment désespéré de vide émotionnel, à l’abîme de l’attente. Cela se produit aussi bien dans les relations émotionnelles que dans les relations entre l’artiste et le spectateur. Selon les mots de Jean Fisher : «La chair et le tissu se replient l’un sur l’autre pendant qu’elle se retourne et change de position ; des mouvements lents, incessants, alternent avec des interludes de repos, ses membres parfois s’étalent sur le côté vide du lit comme si elle cherchait un compagnon déjà absent. Cette trace d’absence hante une grande partie du travail de Dujourie avec la légèreté d’une caresse.»4 Cette nostalgie intime peut être interprétée directement comme le besoin de la présence d’un autre être humain, et indirectement comme la présence d’un spectateur et la satisfaction de ses besoins et de ses désirs. Projeté dans des espaces d’exposition, le travail de Dujourie pointe la dimension voyeuriste des expositions des musées, analyse l’impact de l’histoire de l’art sur la manière dont le corps est observé, et la complexité des raisons émotionnelles et intellectuelles qui sont à la base de l’action de regarder.
Anneè Olofsson est une artiste qui se prend également comme modèle de prédilection. Dans sa pièce intitulée “Cold” (1999), elle s’expose, comme la Vénus de Botticelli, au vent marin. Mais à l’inverse de Vénus, elle fait l’expérience du grand froid (autour de – 20° C) sur une plage du sud de la Baltique. Elle fixe l’objectif pendant environ quinze minutes, en essayant de tenir bon dans ces conditions extrêmes. Olofsson met à l’épreuve la patience du spectateur qui, lui, ne fait «rien». Mais son regard intense est un cri qui invoque la pitié, c’est un acte désespéré pour établir un contact authentique avec ceux qui viennent pour regarder et juger. Même ses yeux, habillés de lentilles bleues, sont plus froids que d’habitude; et les paillettes mélangées au sable de la plage étendent à l’espace tout entier, tant au niveau émotionnel qu’esthétique, ce froid glacial qui semble être emblématique de la condition humaine contemporaine et de la manière dont elle est représentée dans l’art.
Lorsqu’on regarde le jeune artiste polonais Pavel Kruk, prenant diverses poses, nu, sur le même socle, dans l’environnement étrange de son Messiah College, Foundation (2002), on commence à penser à l’érotisme et à la séduction dans l’art et par l’art, qui semble donner forme à la relation entre tous ceux qui sont impliqués dans l’acte de faire et de percevoir. Qui est l’artiste, quelles sont les attentes par rapport à lui ? Ce type d’espoir qui nous est si cher ou que du moins nous cherchons toujours à recréer ? Est-il «un bel homme» ou est-ce «un prophète» ? Que signifie sa pose narcissique ? Est-il en train de s’amuser ou cherche-t-il plutôt à devenir quelqu’un d’autre ? «D’après la définition de son dictionnaire, un messie est un prophète qui incarne une Cause ou un Espoir. L’artiste serait donc un messie que personne n’attend et le prophète de sa propre cause, définie individuellement. Kruk considère que la solitude est un élément constitutif de la condition d’artiste. D’après Kurk, la solitude est la base ontologique qui permet à l’artiste de s’aventurer au-delà des dimensions matérielles de l’existence», écrit le commissaire de l’exposition5. Dans l’exposition évoquée, cette solitude sera l’une des prémisses principales, solitude de celui qui pose, de celui qui crée et de celui qui regarde.
Thank you (1995) de Thomas Hirschhorn semble partir de prémisses opposées. Comme le fait remarquer François Piron, «il n’y a pas chez lui de volonté de ‹faire de l’image› […], mais c’est le signe performatif qui importe»6. Par conséquent, il n’y a pas de précision concernant la manière dont la scène est aménagée ou l’artiste représenté. Tenant un de ses collages sur carton d’emballage d’un côté de son visage, il se donne des claques de son autre main, sans s’arrêter, au rythme d’une musique rock qui s’élève en fond sonore. Lorsque la musique s’arrête, il déplace le carton de l’autre côté de son visage et continue la même activité, dès que la musique reprend. Tout est ordinaire, et même banal, à côté de l’étrangeté de la conduite de l’artiste. Mais il n’y a même pas de punition ou de transgression dans la manière dont il se traite. C’est, d’une part, davantage un acte de tolérance envers lui-même et d’autre part le déni, ou du moins la résistance, au mythe de l’artiste7.
La forte différence de contexte dans lequel certaines œuvres d’art ont été élaborées, semble être un facteur important pour comprendre la position de l’artiste. Lorsque nous assistons aux performances auto-agressives de Marina Abramovic, face au risque qu’elle prend et à la douleur qu’elle en éprouve, et lorsque nous recevons son regard profond et intense dans Thomas Lips (The Star) (1975-1993), nous considérons le corps lui-même comme porteur d’un message qui va au-delà de la politique de la représentation. Le risque personnel, corporel, qu’Abramovic affronte dans la plupart de ses performances, dans lesquelles elle met en danger son corps, est un contrepoint fort aux œuvres qui jouent ironiquement avec la figure de l’artiste. Il exprime l’aspect politique du corps, et la situation de l’artiste, dont l’objectif va au-delà des questions purement esthétiques.
Il y a une certaine connaissance, ou pour le moins l’assimilation de certaines images, souvent véhiculées par les médias et la culture populaire, qui forment le goût visuel et les attentes vis-à-vis de l’art et de l’artiste. Les vidéos et les photographies de Boys (2001-2002) de Katarzyna Kozyra, ont été produites sur cette base. En demandant aux mannequins invités, de jeunes hommes, de passer des strings, spécialement conçus, affichant un sexe féminin en forme de fleur, et en les faisant attendre sur un escalier néo-classique spectaculaire de la galerie Zacheta de Varsovie, il est certain que Kozyra, sans le dire, les avait mis en situation de faire du théâtre sans metteur en scène. Au bout d’un moment, les modèles livrés à eux-mêmes ont commencé à s’étirer, à prendre des poses, individuellement ou en groupe. Le plus intéressant dans ce travail, c’est la façon dont les modèles ont cherché à se conformer à la volonté non exprimée de quelqu’un, qui était supposé les diriger, prendre des décisions. Ainsi essayaient-ils d’obéir aux attentes, non dites mais culturellement connues, et probablement aussi à des besoins spécifiques. Dans ses photographies, telles Famille Torlonia, Rome (1986), Famille Ruspoli, Rome (1986), ou Famille Capponi, Florence (1986), Patrick Faigenbaum représente les membres de familles italiennes autrefois puissantes, sous la forme de portraits de groupe, inspirés des représentations historiques de l’aristocratie. Photographiés en lumière naturelle et dans leur environnement domestique, ces personnages, inconsciemment ou non, perpétuent des siècles de poses, hiératiques, hiérarchiques, fondées sur le contrôle de l’image et de la mise en scène du prestige.
D’autres œuvres prennent en considération le lieu où l’art et la culture sont observés et où la relation entre l’œuvre et le spectateur est célébrée, voire mise en scène. Thomas Struth, dans Kunsthistorisches Museum III, Wien (1989), en montrant des spectateurs dans le musée devant des tableaux historiques, renvoie nos pensées vers l’attitude des visiteurs, leur manière d’observer, de penser, de percevoir ou de mimer seulement l’un ou l’autre. Situés, cadrés, les spectateurs des photographies de Struth deviennent les nouveaux héros de l’art. Devenant lui-même spectacle, le musée engage l’observateur à être acteur, et requiert même des scénarios, des mouvements et des poses spécifiques. Parmi les œuvres d’art sélectionnées, MUHKA, Anvers (1997), d’Ann Veronica Janssens, envahit l’espace de la galerie par un nuage de fumée blanche. Au lieu d’éprouver la spatialité, le spectateur est confronté à la densité de la blancheur transparente, alors que les autres spectateurs apparaissent comme des ombres ou des spectres, aussi peu réels que l’espace semble l’être. Cette œuvre est quelque chose qu’il faut regarder, à travers laquelle il faut voir et par laquelle il faut ressentir. Comment le spectateur se comporte-t-il ici ? Comment se conduit le corps? Et comment ce travail nous amène-t-il à regarder les autres œuvres, disposées sous un éclairage professionnel selon des modalités d’exposition élaborées ? Ce travail est un instrument de navigation, comme si le fait de sortir du brouillard aiguisait notre vue, lorsque notre vision s’adapte aux conditions d’éclairage dans une autre pièce. Pour servir de contrepoint, dans une installation et performance, Paulina Olowska installe un espace qui semble être un «espace de galerie», se servant de son propre papier peint, d’œuvres d’autres artistes et de meubles. Elle fait ensuite entrer un groupe de jeunes gens élégants et sophistiqués, au comportement prétentieux, pour qu’ils servent de «regardeurs». Ils se promènent d’œuvre en œuvre, de peinture en peinture, échangent des baisers conventionnels, s’étreignent et bavardent sur des sofas. C’est la version ironique de ce que Struth avait rendu héroïque, mettant en évidence le rapport mondain entre l’art et la mode, et entre l’institution médiatique de l’art et la mise en place de tendances.
«En vous regardant, monsieur, pendant que vous proposez si naturellement un nouvel ensemble de ‹poses› pendant les pauses au studio, j’y ai vu une sorte de belle photographie, presque une danse, d’un rythme lent et aux moments de temps ‹suspendus›. L’effet était étonnant […]. Ce que vous proposiez est une manière de recouvrer la mémoire, en jouant les mouvements chorégraphiques travaillés à fond et mis en pratique pendant les années de travail à l’académie. De plus, votre position et votre engagement proviennent de l’orgueil et de la dignité de la profession, qui depuis le XXe siècle accompagnent la création de l’image actuelle de l’académie et la naissance de l’histoire de l’art et du domaine de la recherche» écrivait Grzegorz Sztwiertnia au modèle de son académie des Beaux-Arts de Cracovie, avec lequel il développa finalement le projet Academy of Dance8(2004). Sous sa double existence de performance en direct et d’enregistrement vidéo, cette pièce est une séquence spectaculaire de postures jouées sur scène par un modèle masculin d’un certain âge, élégamment habillé. Son corps souple et mince est entraîné à poser, ses muscles et ses articulations gardent le souvenir de toutes les positions possibles. Le passage entre les différentes postures se produit en souplesse et de manière fluide, au rythme d’une musique grandiloquente. L’homme est au centre et il est tout le temps conscient d’être vu. Nous sommes hypnotisés par la manière dont il révèle les aspects artificiels et théâtraux du fait de poser, et séduits par la manière dont le corps humain devient le sujet de canons esthétiques. Ce travail est à l’opposé de celui de Lili Dujourie. Il est à la fois égocentrique, narcissiquement extatique et triomphant dans sa manière de séduire le spectateur. Cependant, les autres modèles se mêlent au public, rendant les spectateurs conscients de leur propre corps, de leur position et de la ligne de démarcation entre ceux qui regardent et ceux qui sont regardés.
La performance de Dora Garcia intitulée Proxy – Coma (2001) évoque l’idée d’une artiste qui possède l’espace et interroge la relation artiste / institution / œuvre d’art. Pour concrétiser son idée utopique de présence permanente de l’artiste dans l’espace d’exposition, Dora Garcia propose forever (2004). Cette œuvre transmet tout ce qui se passe dans un point particulier du Frac via une webcam, et transforme ainsi toutes les personnes et tous les objets présents en sujets de surveillance en temps réel. L’artiste sélectionne des images et construit ensuite une libre interprétation de ce qui se passe dans l’espace du Frac. L’enjeu se situe dans la curiosité suscitée par la possibilité de cette surveillance et par l’exercice inattendu d’un contrôle de l’artiste sur l’institution. Dans Stealth Painting (1999), Dominik Lejman capture l’image du spectateur pour la projeter sur un plan déterminé de ses peintures. L’observateur peut se voir dans le tableau, en même temps qu’il regarde de l’autre côté de la scène l’enregistrement précédent qui est également projeté. L’image du spectateur est totalement absorbée, et la vie et les aventures de cet alter ego échappent pour une bonne part au propriétaire du corps réel.

«Croyants, Acteurs, Séducteurs, Simulateurs» se penche sur la composante émotionnelle de la réception et de la production de l’art et des modalités de son expression. L’exposition dessine la situation de l’art comme un catalogue d’échecs, de rêves non réalisés et d’incompréhensions. Elle questionne l’impact de l’art sur la manière dont le spectateur se comporte suivant des contextes spécifiques, et la façon dont les médias et la culture forgent la vision d’un artiste, de son modèle et du spectateur. Le projet s’inscrit dans le cadre d’une discussion actuelle sur le statut de l’art et de l’artiste. Elle construit des passerelles entre l’artiste et le public, dénie les rôles objectivants du mode d’exposition. Dois-je jouer, séduire ou faire semblant ? Chacun de nous, même les croyants convaincus, doit répondre sincèrement à cette question. C’est un parcours très personnel. C’est une histoire qui parle de l’individu à l’intérieur des jeux artistiques et institutionnels. Elle répand de l’artificialité dans l’espace d’exposition. Performative par essence, l’exposition entraîne le spectateur au milieu d’images glacées et mouvantes et vers la scène. Elle cherche l’esprit de l’art dans la notion d’absence, de manque d’authenticité et du besoin d’accomplissement. Elle interroge le processus de création, de production et de communication institutionnelle, et enfin de réception. À quel point l’histoire de l’art influence nos attentes vis-à-vis de l’œuvre présentée et de quelle manière le changement de rôle à l’intérieur du discours artistique change la relation entre ses acteurs. «Mais comment se fait-il donc que ce soit venu là sans que je le sache ? se demanda-t-elle en soulevant l’objet pour le poser sur ses genoux et voir ce qu’il pouvait bien être. C’était une couronne d’or. […] Vraiment, c’est magnifique ! s’exclama Alice. Jamais, je ne me serais attendue à être Reine si tôt…»9

Aneta Szylak, Pologne. Commissaire d’exposition, critique d’art. Directrice du Wyspa Institute of Art, Vice-Présidente du Wyspa Progress Foundation, Gdansk. En résidence au Frac Lorraine d’octobre à décembre 2004.

1 Lewis Carroll, «De l’autre côté du miroir et ce qu’Alice y trouva», (traduction d’Henri Parisot), in Œuvres, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, Paris, 1990, p. 347.

2 Brian O’Doherty, Inside the White Cube: The Ideology of the Gallery Space (édition augmentée), University of
California Press, Berkeley – Los Angeles – Londres, 1997, p. 15.

3 Lewis Carroll, op. cit., p. 275.

4 Jean Fisher, «The Intimacy of the Infinite: Lili Dujourie’s Videos», in Lili Dujourie: Videos 1972-1981, Argos, Bruxelles, 2002, p. 96.

5 Stach Szablowski, Messiah College, communiqué de presse, CAA Zamek Ujazdowski, Varsovie, 2004.

6 François Piron, «Thomas Hirschhorn», in Réalités : Collections sans frontières II, Zacheta Panstwowa Galeria Sztuki, Varsovie, 2003, p. 78.

7 François Piron, op. cit.

8 Grzegorz Sztwiertnia, Lettre au modèle écrite lors de la préparation de l’exposition Bialy Mazur. Citation extraite du matériel fourni par l’artiste.

9 Lewis Carroll, op. cit., p.346.