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Marina Vishmidt

Biographie

Marina Vishmidt a une activité plurielle dans le milieu de l’art. Enseignante à la Rietveld Académie d’Amsterdam, elle collabore à des revues anglaises et russes, à des catalogues d’exposition et des publications d’artistes et s’implique également dans des projets éditoriaux et dans l’organisation de workshops et de tables rondes. Elle s’intéresse notamment aux enjeux politiques des affects et de la
subjectivité dans la pratique conceptuelle d’artistes féministes telles que Mierle Laderman Ukeles, Mary Kelly et Valie Export.
Elle prépare actuellement une thèse de doctorat sur la question de la spéculation en art à l’Université Queen Mary, à Londres.

Marina Vishmidt est née en 1976 en Ukraine. Elle vit, travaille et étudie entre Londres et les Pays-Bas.


La dispersion: une attitude face au risque

L’exposition que je voudrais proposer serait basée (principalement) sur la collection du Frac Lorraine, et mettrait en relief deux aspects essentiels de cette collection: la proportion importante de femmes artistes, et le “protocole”, le contrat ou script qui spécifie la manière dont une œuvre doit être présentée dans une exposition – document qui, en lui-même, constitue parfois la seule présence physique permanente de l’œuvre dans la collection.

La conjonction de ces deux aspects de la collection exige du commissaire, en premier lieu, qu’il examine le défi lancé par la pratique féminine de l’art ; lorsque cette pratique était intimement liée aux diverses manifestations du mouvement féministe et aux tentatives de réévaluer l’ontologie de l’art (considéré comme monde à part), l’ontologie de l’artiste (tenu pour un individu (masculin) spécifique) et le système de l’art, lequel dépendait d’une valorisation de la subjectivité souveraine de cet individu dans la production artistique. La manière singulière dont la politique et la théorie féministes ont abordé les paramètres hégémoniques, sociaux et esthétiques de la culture dominante tout comme du “grand” art dans les années 1960-70 et au début des années 1980, et la nécessaire articulation du psychique au structural telle qu’elle est exprimée par la phrase “ce qui est personnel est politique” sont largement désavouées aujourd’hui, quand elle ne sont pas récupérées par l’académie ou le spectacle. De nos jours, une telle normalisation peut être mise en question par les pratiques d’exposition, lesquelles réécrivent l’histoire dominante de l’art par le biais du travail des femmes. Ceci afin de riposter stratégiquement à l’effort anodin, propice au marché, pour considérer l’art féministe comme un “mouvement” de plus dans un domaine peuplé par des expressions commercialisables de l’identité et de la nostalgie. Comme Griselda Pollock l’a noté en 1988, “tous ces changements ont radicalement mis à l’épreuve la pensée du devoir être de l’art, rompant ainsi avec le mythe moderniste selon lequel l’art était un royaume à part, séparé de la société, à l’abri de la politique et du pouvoir […]. Je pense que nous devons aux femmes des années 1970, et du début des années 1980, de nous mettre à apprécier et comprendre ce en quoi elles ont étendu les possibilités mêmes de l’art en tant qu’il a partie liée avec le combat politique des femmes”. Lucy Lippard, quant à elle, écrivait huit ans plus tôt que l’art féministe était “un système de valeurs, une stratégie révolutionnaire, une manière d’être.” De ce fait, l’exposition que je proposerais serait constituée par des œuvres exclusivement féminines, et, à petite échelle, évoquerait des expositions telles que “Inside the Visible” (1996), ou encore “elles@pompidou”. Ces expositions sont fondées sur l’hypothèse selon laquelle la production artistique féminine – qu’elle soit ou non identifiée comme “féministe” – est capable de nous fournir une contre-histoire et un contre-imaginaire de l’art, du design, de l’architecture et de l’activisme aux XXème et XXIème siècles. La mise à l’épreuve de l’art par le féminisme n’est pas en premier lieu taxinomique, mais topologique et ontologique. Ainsi, c’est à la fois la politique et l’histoire de l’art qui sont en cause. On ne pourrait penser les tournants “post-medium”, “sociaux”, “relationnels” ou “gay” dans l’art contemporain sans le précédent des pratiques féministes, pas plus que l’on ne pourrait concevoir la dissolution, à l’heure actuelle, des frontières entre l’art et les autres sphères de la vie sociale sans les interventions conceptuelles et poétiques de l’art féministe (même si cette dissolution est placée, pour le moment, sous le signe d’une expansion des relations de marché).
Tout compte-rendu de “l’avant-garde” ou de la “néo-avant garde” centré sur le langage ou la “dé-matérialisation” demeure incohérent sans une évaluation du rôle joué par les mouvements sociaux dans la rupture avec les notions prévalentes de l’art, ainsi qu’une évaluation de l’impact radical du mouvement des femmes sur les pratiques, théories et infrastructures propres au champ artistique tout entier.

Si ce premier point constitue une réflexion méthodologique (méthode qui permet d’articuler des pratiques spécifiques et rompt avec des hypothèses politiques majeures), le second revêt davantage l’aspect d’une discussion: comment certaines pratiques féminines de l’art mettent-elles en scène une dialectique disjonctive entre la “performance” comme stratégie artistique et la “performance” comme terme-clé du monde du travail contemporain (aussi bien que d’autres secteurs de l’administration sociale, dont la logique d’action a façonné le marché)? C’est ici qu’intervient le “protocole”, et que les relations sociales – implicites dans la définition légale de la propriété du travail et de sa circulation – deviennent le travail lui-même: “le sujet devient le protocole”. L’inclusion de performances et d’œuvres soumises aux variations du temps dans la politique d’achat d’une institution est en curieuse résonance avec le travail fourni, qui repose sur des performances contingentes et inventives du “moi” en relation avec le client comme “autre”. Ces “performances” sont à leur tour soumises à l’évaluation fournie par des indicateurs de performances, à l’intérieur d’une économie menée par la finance, qui “fait une performance” sous l’espèce des marchés financiers et pour les actionnaires.
Le phénomène de l’“économie d’expérience” (Pine et Gilmore, 1999), – et, corrélativement, du travail reproductif que représentent le “choix du consommateur” et le “développement personnel” – peut être mis en parallèle avec les idées marxistes ; féministes ; celles de la critique d’art concernant la production de valeurs (en surplus) dans les économies orientées vers la “performance» ; le rôle structural et symbolique tenu par les femmes dans ces économies ; et enfin, les stratégies de la production artistique féminine des dernières décades. Ces dernières mettent en scène ces tendances du point de vue de l’affinité entre le “travail des femmes” et l’“œuvre d’art”, considérés comme des domaines qui se constituent par exclusion mutuelle, mais se rejoignent lorsqu’ils sont repensés comme “services” (c’est en termes de “services”, en effet, qu’est décrite la culture, dans les rapports gouvernementaux sur les “industries créatives”). La proximité entre ces formes de travail et le labeur relationnel de bas statut traditionnellement exercé par les femmes – dans le public ou le privé – peut-être thématisée à la fois sous la forme de pratiques artistiques et d’approches critiques des institutions qui médiatisent ces pratiques. L’art est fondé sur l’exclusion du labeur, mais celui-ci semble tenter un retour. Andrea Fraser fait partie de ces artistes et écrivains qui ont visiblement poursuivi, durant les deux dernières décades, cette forme de questionnement orienté vers le “service”, tandis que la théoricienne de l’art Sabeth Buchmann a examiné le parallèle entre la “dé-matérialisation” de l’art (le remplacement de la production des objets par le langage, la communication et l’appropriation) et la “dé-matérialisation” du capitalisme (le remplacement de la production industrielle occidentale par le commerce d’instruments financiers et de produits, marchandises d’information).

De quelle manière les “protocoles” réfractent-ils ces conditions, et comment peuvent-ils être intégrés à un espace plus vaste de stratégies performatives, adéquates à l’ubiquité du “performatif”’ dans la vie et le labeur contemporains? L’aspect “immatériel” de la collection du Frac semble refléter l’importance cruciale, à l’heure actuelle, des marchandises d’information dans la production. Les questions soulevées par la propriété d’objets non-physiques ou procéduraux et la mise en œuvre de programmes et de règles/rôles sont étroitement liées aux débats sur la production de la subjectivité. Bien que “subjectivité” soit un terme propre aux formes actuelles du capitalisme – caractérisées par un labeur “créatif”, “affectif” ou encore relatif à la connaissance -, on peut soutenir que la production de la subjectivité a toujours été cruciale dans la reproduction mutuelle du labeur et du capital, et dans les relations matérielles entre les classes qui en résultent. Il se peut seulement que cette subjectivité soit, de nos jours, plus intensément aliénée et assimilée à un produit, et que l’on exige d’elle une plus grande aptitude à la soumission.

Le protocole, en outre, évoque le contrat implicitement rempli par le visiteur ou le “public”, dans l’espace de présentation et de médiation de l’art. De cet espace, on peut dire qu’il joue un rôle déterminé : non seulement dans les circonstances institutionnelles de l’exposition, mais aussi dans les politiques d’accumulation et de développement urbain, conduites par des intérêts économiques et politiques via les réseaux des institutions culturelles. Ceci est probablement le mieux illustré au Royaume-Uni, par le rôle de la “participation” dans la gestion culturelle et l’établissement d’un consensus. La “participation” se réfère ici au trope moderniste et post-moderniste du spectateur “complétant” l’œuvre d’art, ainsi qu’à la socialisation de classe qui produit des sujets capables de “participer” d’une manière adéquate. Les visiteurs, mais aussi les administrateurs, curateurs, managers, techniciens, personnel de sécurité, marchands, publicistes, éducateurs et bureaucrates, peuvent être conçus comme travailleurs reproductifs dans ce complexe; l’artiste étant le point nodal, un point d’abstention dans l’ensemble du système. Mais en même temps que les connexions entre la nature changeante du travail capitaliste en général et ses itérations dans la pratique de l’art, on doit prendre en compte le processus de financialisation, ses répercussions dans le domaine culturel, la perte de l’autonomie relative (Althusser) de ce domaine, et la non-pertinence qui en résulte des différences entre le “capital culturel” (Bourdieu) et le capital comme tel. Avec la perte de cette autonomie, la zone d’indistinction mentionnée plus haut entre l’artiste comme sujet souverain et l’artiste comme travailleur de service idéal (car flexible, créatif) devient point de mire, à travers les techniques performatives, en l’occurrence. Ces pratiques réitèrent à la fois la division capitaliste du labeur qui a produit l’art comme domaine séparé depuis le XIXème siècle, l’obsolescence croissante de cette division dans la phase actuelle du capital, ainsi que la “circulation des femmes comme signes” (Tickner) à travers ces mutations.

La femme artiste comme type particulier de travailleur de service complique le tableau, si l’on garde présentes à l’esprit les contradictions entre la mise à l’épreuve féministe sociale et politique – du sujet artiste souverain, la persistance d’un système sémiotique et commercial de l’art contemporain qui renforce le rôle de ce sujet, et la présence relativement importante des femmes à tous les niveaux de l’industrie de l’art. Ces contradictions pourraient être exprimées, pour les besoins de cette exposition, par un argument similaire à celui qu’énonce Kathi Weeks dans son essai intitulé Life Within and Against Work: Affective Labor, Feminist Critique, and Post-Fordist Politics (2007): “Aussi longtemps que le labeur sera signifié et divisé par le genre, la critique du travail comme mode de « subjectification » doit être un projet féminin […]. Ainsi, confronter la généralisation actuelle du travail à ses sujets serait davantage une question d’expression du désir politique féministe que de répétition des identités génériques […], non pour affirmer qui nous sommes, mais plutôt pour envisager ce que nous pourrions vouloir devenir; non dans une essence mais dans une logique du désir politique immanent à l’existence”.

Le titre de l’exposition évoquerait alors le “risque” d’un tel désir politique, et formulerait ainsi les désaccords entre l’art et le labeur en termes féministes. En même temps, l’exposition témoignerait du vœu d’éradiquer l’identification faite sur la base du genre, ainsi que les modes de contrôle et la polémique qu’une telle identification entraîne. Ce titre, plutôt qu’à un essentialisme stratégique” de la différence (Spivak), se réfèrerait à la subjectivation ouverte résultant de la série de luttes politiques, par lesquelles s’affirme un statut qui ensuite est dissous (voir le schéma d’Alain Badiou, du vide d’une situation générateur de “vérités” ou d’événements politiques; voir aussi le prolétariat de Marx en tant que classe qui s’élimine elle-même; ou encore, la discussion, par Monique Wittig, de la “femme” en termes de relations de classes qui doivent être nommées telles afin d’être suspendues.
Le “risque” évoqué dans le titre de l’exposition pourrait également être compris comme cette entité aux contours variables que tente d’appréhender la “gestion du risque” dans les entreprises. Compris de cette manière, le “risque” acquiert une connotation de menace non spécifiée, qui doit être régulée à tous les niveaux de la société par les “technologies de contrôle” (Deleuze) :tout changement va de pair avec la violence, et toute menace pour les profits d’entreprise avec une menace pour l’humanité. La “dispersion” peut être définie comme un mode de devenir-anonyme et devenir-autre face aux tentatives innombrables de vol de l’identité, contrées par l’effort pour la maintenir et l’affirmer. Entendue en ce sens, la “dispersion” se réfère à l’expérience relationnelle éclatée de l’être social qui ne peut jamais s’affirmer comme identité, ou mode de spéculation.

ESPACE A:

*Chantal Akerman, Saute Ma Ville et Jeanne Dielman, 23, quai du Commerce 1080 Bruxelles
*Helke Sander, Aus Berichten der Wach- und Patrouillendienste – NR. 1
*Natalia LL, Consumer Art
*Kay Hunt, Homeworkers: Women’s Work

Le premier espace – situé au deuxième étage – serait divisé en un compartiment obscur et un autre recevant la lumière du jour. Dans le compartiment obscur, deux court-métrages et un long-métrage seraient diffusés en boucle. Le premier film de Chantal Akerman, le court-métrage Saute Ma Ville (1968), serait projeté assez bas sur le mur de gauche (par rapport à l’entrée), non loin de l’angle qu’il forme avec le mur du fond. En face, sur le mur de droite, à même hauteur et sur un écran de même taille que le premier, serait projeté un film de Helke Sander, Aus Berichten der Wach- und Patrouillendienste – NR. 1 [Selon les Rapports de la Patrouille No 1] (1984). Ces deux films seraient projetés en petit, et au niveau des yeux de femmes de taille moyenne assises dos à dos sur des chaises, diagonalement positionnées par rapport aux coins. Au moment voulu, les deux projections s’arrêteraient, remplacées par le film d’Akerman, Jeanne Dielman, 23, quai du Commerce 1080 Bruxelles (1975) – il y aurait, au centre de l’espace, un banc confortable ou un canapé. Pendant la fin du générique de Jeanne Dielman, les deux petites projections reprendraient sur les murs de droite et de gauche. Il y aurait donc un bref intervalle (mais il n’y en aurait pas entre la fin des court-métrages et le début de Jeanne Dielman).
L’idée qui soutient l’association des films dans cet espace est l’émergence dans la ville d’un sujet féminin. Dans le film d’Akerman, nous sommes à l’ère de la révolte. Dans celui de Sander, le personnage (une femme) se rebelle, mais elle est prisonnière de l’extrême isolation de la défaite : isolation qui est une menace de mort. Jeanne Dielman, au contraire, conjure durant 200 minutes angoissantes ce à quoi les deux femmes des petites projections précédentes essaient d’échapper. Cependant, l’enregistrement méticuleux de la torpeur liée à la routine d’une femme au foyer – enregistrement qui montre combien est banale la transition du travail domestique au travail sexuel – est aussi un acte de défi qui contraint le spectateur à partager l’enfermement de Jeanne dans le temps. La réalisation de ces films est aussi, naturellement, un geste de défi au sein de la “cité” à l’establishment du cinéma, patriarcal et underground. Les films constituent des repères féministes dans le nouveau cinéma européen. Les deux court-métrages ne sont pas souvent montrés, et la petite taille des projections souligne ainsi cette marginalité.
À l’extérieur, dans l’espace exposé à la lumière du jour seraient présentés un film de Natalia LL, Consumer Art (1972) et l’installation photographique de Kay Hunt intitulée Homeworkers: Women’s Work (1978).
La juxtaposition de ces deux pièces vise à solliciter la réflexion sur le lieu de charnière possible entre la provocation – dans l’esprit de la bande dessinée, de Consumer Art – et la domestication des travailleuses opprimées des photographies de Hunt. Ces photographies avaient été, à l’époque, intégrées à une campagne pour l’union en Grande-Bretagne (la pratique artistique de Hunt s’est toujours ancrée sur des sites de mobilisation politique). L’objectification des femmes par les media et leur relégation dans les emplois à bas salaires et qui demandent peu d’aptitudes étaient, évidemment et comme expressions du business patriarcal, des cibles du mouvement politique féministe. Ces deux artistes, cependant, utilisent stratégiquement la composante “mass” du medium photographique, qu’elles détournent à des fins spécifiques. LL mêle l’image de campagne publicitaire à la photographie de mode, voire à la photographie d’amateur, et met en scène la performance d’une sex-kitten qui établit une comparaison entre technologie photographique et imagerie commerciale. Ceci dans le but de démultiplier l’identité en une confusion délibérée entre le moi et le signe. “Plutôt qu’elles n’exécutent un tracé psychologique, ces images montrent la surface et le seuil de transmutation du corps en signe.” (Achille Bonito Oliva). Néanmoins, dans les images de Hunt, ce n’est pas la mutabilité de l’identité montrée par l’image photographique qui rend scandaleux le photographe, mais sa capacité à visualiser ce qui est censé demeurer invisible : en l’occurrence, les activités des “femmes au foyer”. C’est cette capacité qui rend la photographie utile aux campagnes politiques, mais aussi équivoque dans le milieu de l’art, où facticité et pouvoir d’émancipation du documentaire sont, depuis longtemps, considérés séparément. À côté du discours sur la représentation, les œuvres de Hunt et LL établissent un dialogue qui a pour thème la production d’art comme champ de discussion des différentes stratégies féministes. L’une de ces stratégies pourrait être la révélation ainsi que l’érosion des distinctions entre l’artiste et la femme au foyer, toutes deux travaillant par amour.

ESPACE B:

*Judith Barry, Voice off
*Dora Garcia, Proxy/Coma
*Lili Dujourie, Passion de l’été pour l’hiver et Sonnet
*Eileen Cowin, Sans Titre
*Tania Mouraud, ??Can I Be Anything Which I Say I Possess? ??
*documentation: Lygia Clark, Mierle Laderman Ukeles

L’espace suivant (au premier étage) serait plus rempli. L’installation de Judith Barry, Voice off (1998-99), occuperait le sol, avec ses deux écrans de projection sur l’un des murs. Quand les projecteurs seraient éteints, les écrans fourniraient également des surfaces de projection pour une sélection de vidéos extraites de Proxy/Coma de Dora Garcia (2001), ainsi que pour la Passion de l’été pour l’hiver (1981) et Sonnet (1974) de Lili Dujourie.
L’impulsion de départ serait donnée à ces écrans par le pliage onirique de l’espace dans l’œuvre de Barry – qui multiplie grandement les mondes et les partitions dans d’autres œuvres. Ce partage de l’espace de la première pièce entre trois œuvres fait allusion aux ressources collectives de l’art et du cinéma féministe de l’époque et à la mise en commun des expériences dans les groupes de “prise de conscience”. Il renvoie au partage d’espaces consacrés à différentes fonctions – travail, éducation des enfants, réunions – dans les lieux de production créative et/ou d’activité politique autogérés. En plus d’évoquer la collectivité, le partage d’un lieu de projection entre plusieurs artistes peut aussi suggérer un espace psychique commun, berceau de l’imaginaire hanté par l’expérience d’être toujours ailleurs et qui provient du fait d’exister au passé, présent et futur. Cet ailleurs devient la condition d’existence dans le présent, sans cesse menacée par le risque d’être désorienté comme l’est la principale protagoniste de Voice off. Le risque, également, d’être contraint à demeurer dans un unique espace comme le personnage de Proxy/Coma, ou d’être, comme dans les vidéos de Lili Dujourie, témoin d’une forme de vie pure et vide, d’un paysage photographique vivant. En termes de diagnostic, ces trois fictions miment la schizophrénie, la paranoïa et la catatonie.
La photographie Sans Titre (1983) d’Eileen Cowin qui montre une femme assise avec une télévision et un téléphone doit être placée à proximité de celle de Judith Barry (à la jonction de deux murs, au même angle, approximativement, que la position de la femme dans la photographie). Il y a une corrélation entre l’esthétique de ces deux œuvres et la claustrophobie de la vie atomisée dans un appartement en ville. Connaissant l’œuvre de Barry depuis les années 1980, je dirais que l’une de ses vidéos pourrait comporter une image fixe telle que la photographie de Cowin. La disposition plutôt inhabituelle de l’installation – à la jonction des deux murs plutôt que sur l’un d’eux – ne signifie pas seulement une traduction mimétique de la scène que montre la photographie. Elle crée une dimension supplémentaire au déplacement qui vient s’ajouter à celles de Voice off, et fait également écho à l’anxiété télématique de la situation dans Proxy/Coma. La multiplication, à différentes occasions, des personnages dans l’œuvre de Garcia fait à la fois écho à l’incarnation de voix disparates dans l’espace phantasmatique de la vidéo de Barry, et aux strates de regards chez Dujourie.

Sur le mur faisant face aux deux écrans serait installée l’œuvre de Tania Mouraud, Can I Be Anything Which I Say I Possess ? ??(1971). Les deux autres murs montreraient deux séries de documents photographiques de Lygia Clark (Canibalismo et Baba Antropofágica?? (1973)) et de Mierle Laderman Ukeles (les actions Maintenance Art des années 1970). Entre les deux séries, dans le coin, il y aurait un guéridon, à peu près à hauteur de poitrine des visiteurs, et qui serait garni d’une pile de documents plastifiés à consulter présentant des protocoles d’œuvres de la collection du Frac. Il s’agirait seulement de protocoles d’œuvres “immatérielles” qui sont recréées à chaque exposition selon un scénario : telles Promenade (presque) aléatoire (1998-99) de Vera Molnar ou Title Variable (2000) de Ceal Floyer. En réponse au questionnement de Mouraud, les pratiques de Clark et Ukeles, et la pile de protocoles témoignent de la nature relationnelle changeante de la propriété : propriété de l’identité ; situation d’ “art” construite n’existant que grâce à la participation du public ; empreinte de l’espace social sur l’espace d’exposition. L’imbrication de l’être et de l’avoir dans le travail de Mouraud désigne directement un dilemme central de la subjectivité capitaliste, dans laquelle “être” se rapporte à l’individu comme agent tandis qu’ “avoir” peut indiquer l’une des actions de cet individu, dépendant de la relation directe entre le désir, la rationalité et l’acquisition de l’objet. On perçoit mal, d’après un tel schéma, à quel point l’agent individuel est fonction des relations marchandes auxquelles il est censé être libre de participer, et dans quelle mesure l’identité individuelle se construit sur la base d’images sociales et commerciales pré-existantes. Le mythe de l’individu comme consommateur idéal a toujours été une cible pour la théorie et le mouvement féministes, bien que l’œuvre de Mouraud signale peut-être que les identités radicales, féminisme inclus, sont aussi susceptibles d’être consommées. Un féminisme qui se limiterait à favoriser l’ “égalité des chances” à l’intérieur des structures en place du pouvoir demeure prisonnier du schéma être/avoir. La consommation est la clé des deux groupes de performances réalisés à l’initiative de Lygia Clark, tandis qu’Ukeles soulève la question de savoir si le monde de l’art peut être persuadé que son travail domestique est une œuvre, si elle l’effectue dans un musée.

ESCALIERS:

*Anna Maria Maiolino, Y

Le film d’Anna Maria Maiolino, Y (1974), serait projeté sur un petit écran (à peu près de la même taille que ceux utilisés pour les projections d’Akerman et Sander dans le premier espace) installé sur le mur de la cage d’escalier. En ce qu’elle opère une inversion en noir et blanc super-8, l’œuvre de Maiolino anticiperait l’esthétique brillante de Female Sensibility, présenté dans l’espace suivant et qui est l’exemple même d’un autre genre d’élégance, brutale. Ces images en mouvement sont toutes deux centrées sur l’action de bouches.

ESPACE C:

*Lynda Benglis, Female Sensibility et How’s Tricks
*Alison Smithson, A Portrait of the Female Mind as a Young Girl
*Vera Molnar, Promenade (presque) aléatoire
*Mariarosa Dalla Costa and Selma James, The Power of Women and the Subversion of the Community

Dans l’espace suivant, il y aurait un autre arrangement de vidéos et de meubles. Cet espace et celui qui serait créé au rez-de-chaussée du Frac seraient ceux qui ressembleraient le plus à un environnement domestique. Ici, il y aurait un meuble à deux tiroirs ou compartiments pouvant s’ouvrir horizontalement ou verticalement. Le meuble peut avoir plus de tiroirs ; mais seuls dans deux seraient projetées les vidéos de Lynda Benglis, Female Sensibility (1974) and How’s Tricks (1976). L’écran seul du moniteur serait visible quand le tiroir ou la porte du meuble serait ouvert(e). Cette vidéo fait partie d’une série de trois que Benglis, profondément engagée dans le mouvement féministe et influencée par la théorie cinématographique féministe du regard du “mâle”, réalisa au milieu des années 1970. Benglis lutta contre la mythologie alors régnante du sujet artistique et contre celle de la vidéo considérée comme medium fidèle à la réalité, activiste. Elle construisit des mises en scène extrêmement stylisées, sarcastiques et sensuelles, de l’impossibilité de la représentation féminine par l’image. S’il pouvait y avoir une “sensibilité féminine”, comme le prétendent certaines féministes, pourrait-elle jamais être exprimée ou représentée sans tomber dans les idéologies conservatrices du sujet ou du medium?
Si le meuble est un bureau, plusieurs pages photocopiées du roman d’Alison Smithson, A Portrait of the Female Mind as a Young Girl (1966) y seraient posées. Ces photocopies seraient placées sous verre, sur une plaque en matériau rigide, rectangulaire, de la taille d’un buvard à l’ancienne. Si les vidéos de Lynda Benglis sont montrées sur des écrans horizontaux placés dans les tiroirs du bureau, ces tiroirs pourraient être tapissés par d’autres photocopies du roman (il n’y en aurait pas dans les tiroirs vides). Si les vidéos sont présentées verticalement, les photocopies ne sont pas nécessaires.

La pièce doit être suffisamment sombre pour que l’on puisse regarder les vidéos, mais suffisament éclairée pour voir la Promenade (presque) aléatoire (1998-1999) de Vera Molnar le long des murs et dans le couloir. Il pourrait y avoir un autre petit guéridon dans le coin où serait posée une pile d’exemplaires du pamphlet de Mariarosa Dalla Costa et Selma James, The Power of Women and the Subversion of the Community (1972), et une lampe de lecture fixée sur le bord. La combinaison des œuvres et des interventions dans ce troisième espace suggère un ensemble de stratégies activistes et de représentations pour lutter contre l’aporie de la femme nature/femme culture dans un monde d’hommes. Ces stratégies font appel à l’élégance, l’ironie, les souvenirs incertains, l’abstraction ou l’action directe, telle que le mouvement « Wages for Housework » (Des salaires pour le travail domestique) dont Dalla Costa et Selma James furent parmi les idéologues et organisateurs les plus importants. Dans cet ensemble de réponses spécifiques de l’art à la problématique féministe, Vera Molnar représenterait peut-être le pôle de détachement, et le pamphlet, le pôle d’engagement. L’œuvre de Molnar, cependant, peut être conçue comme matérialiste dans son souci de l’expérimentation formelle, contrepartie du désir d’expérimentation politique qui fut exprimé par le féminisme radical. Les rapports du formalisme et de la politique représentaient, bien sûr, un point crucial dans la discussion marxiste sur l’autonomie de l’art (voir Adorno); et la frontière entre formalisme et matérialisme est loin d’être nette, ce qu’exprime souvent le cinéma srtucturaliste.

ESPACE D:

*Dora Garcia, forever
*VALIE EXPORT, Syntagma
*Alison Smithson, A Portrait of the Female Mind as a Young Girl
*Lili Dujourie, Hommage à … I, II, III, IV, et V

Trois œuvres, encore, occuperaient l’espace principal du rez-de-chaussée. Une partie de cet espace serait aménagée en salle de cinéma. À l’intérieur de cette pièce obscure, un feed du film de Dora Garcia, forever (2004), serait projeté sur la porte d’entrée quand le visiteur entrerait; il aurait ainsi à se retourner pour le voir. L’entrée du cinéma devrait être visible par la caméra de forever. Dans cet espace, il y aurait un bureau avec des tiroirs. L’un des tiroirs, en s’ouvrant, révélerait un écran présentant Syntagma (1983) de VALIE EXPORT. Le tiroir serait tapissé par des photocopies de pages du roman d’Alison Smithson, A Portrait of the Female Mind as a Young Girl (1966). La conjonction des deux œuvres (forever et Syntagma) exprimerait l’idée de surveillance venant de l’extérieur ou intériorisée par le sujet féminin qui perçoit et agit, dans un espace public hostile. L’affirmation de l’identité a toujours lieu pour un public, fût-il invisible, d’où un sentiment d’insécurité et un auto-examen constant. Dans ces deux œuvres, en outre, la femme fonctionne comme signe de conflits sociaux (public/privé, indépendance/dépendance, intérieur/extérieur, authentique/faux). À l’extérieur de la salle de cinéma, sur le mur de gauche en entrant dans l’espace principal, il y aurait une grande projection en boucle, à la lumière du jour, des films de Lili Dujourie, Hommage à … I, II, III, IV, et V. Ces cinq œuvres construisent un scénario du narcissisme et de la banalité. Le décodage du corps par la caméra vidéo est un processus analogue au décodage du nu féminin dans l’histoire de l’art par la critique féministe. Le corps est réticent à s’exposer quand il devient simple matière ou mouvement. Ce n’est plus l’espace blanc du film structuraliste qui est degré zéro de la représentation mais le corps nu, en tant que matériau. Le nu comme degré zéro, matériau minimal des représentation/mouvement/affect, c’est ce que nous voyons dans ces vidéos; une économie sémiotique du désir ou de l’art classique, rendus inopérants et “désœuvrés” par la qualité prosaïque, apparemment sans fin, de la vidéo. Les sédiments de significations du corps sont drainés par la seule présence de l’appareil d’enregistrement: le corps ne produit plus de significations – ni de connotations – qui transcendraient sa matérialité et son mouvement. Dujourie, par une ruse récursive, met en œuvre le processus de drainage en devenant son propre modèle (au sens de modèle de l’artiste), mais la représentation n’est pas son souci principal. Le corps désœuvré (workless (Nancy)) est confronté au temps: “Mes œuvres vidéo traitent du facteur temps, un temps dont on ne peut s’emparer. Elles traitent de l’ennui, de l’impossibilité de faire quelque chose.” Cette impossibilité est présente dans le potentiel indéterminé de la subjectivité artistique qui peut être mise en œuvre ou bien se vautrer dans le désœuvrement. C’est l’indétermination et les potentialités des facultés créatives qui les rendent infiniment productives. Ainsi, la vidéo de Dujourie met aussi en scène l’homogénéité du temps capitaliste: la capture du banal par l’économie symbolique de l’art reflète la “mise en œuvre de la vie entière” par le capital contemporain. La traduction en valeur d’échange peut s’accomplir dans tous les domaines, mais ceci est particulièrement clair dans l’art. Le corps nu de Dujourie en mouvement constant (improductif, ou très productif) rend visible cette clarté. D’un point de vue féministe, Hommage à démantèle habilement les fictions historiques de l’art, en même temps que celles de l’intériorité.

ESPACE E:

*Driessens & Verstappen, The factory
*Mary Kelly, Kay Hunt et Margaret Harrison, Women and Work: a Document on the Division of Labour in Industry, 1973-75 (1975)
*Yvonne Rainer, Lives of Performers
*Wendelien van Oldenborgh, Après la Reprise, la Prise I

Le dernier espace comporterait quatre œuvres. Au milieu ou contre un mur (en fonction du meilleur angle de vue sur les pièces exposées), nous aurions The Factory (1995-2007) de Driessens & Verstappen. Quelques éléments du projet collectif de Mary Kelly, Kay Hunt et Margaret Harrison, Women and Work: a Document on the Division of Labour in Industry, 1973-75 (1975) seraient aussi accrochés sur les murs. Un petit espace fermé par des rideaux accueillerait alternativement des projections de Lives of Performers (1972) d’Yvonne Rainer et Après la Reprise, la Prise I (2009) de Wendelien van Oldenborgh. Ici, la synthèse de la production et de la performance culmine. La pièce de Driessens & Verstappen est un modèle d’usine logé à l’intérieur de la maquette d’une ancienne galerie d’Amsterdam (la galerie Iago). Dans cette pièce, de petites œuvres d’art autonomes, en cire, sont produites de manière robotique. Confrontant la production de masse à l’art (l’espace de celui-ci étant conçu comme lieu de production d’objets cultes, rares), The Factory s’attaque à la prétendue dissymétrie entre l’économie du travail et celle de l’art, au sens où les objets produits par celui-ci ne peuvent être utilisés ni échangés et encore moins rassemblés. Quel genre de site de production peut être une galerie accueillant cette galerie ? Les visées de Women and Work qui était, à l’origine, une exposition organisée à la South London Gallery, s’apparentent à celles de The Factory. Cette exposition était le résultat d’une étude réalisée par des artistes activistes sur les heures de travail (et celles qui les suivent) de travailleurs à la chaîne dans une usine locale fabriquant des boîtes. Transplanter cette recherche (laquelle était – comme Homeworkers – intégrée à la campagne pour l’union) dans la galerie ne signifiait pas seulement présenter des processus éphémères dans leur “sécheresse” (processus mis en œuvre ailleurs, et déjà canoniques, de l’art conceptuel), mais aussi mettre en évidence l’invisibilité structurale et symbolique du labeur dans la sphère culturelle. Cette invisibilité était patente dans les expositions de l’époque, que les œuvres soient “réactionnaires” ou “critiques”. En tant que telle, l’exposition était symptomatique de sa propre critique. La collision dialectique entre les mondes de l’art et du labeur est reprise dans le film d’Oldenborgh consacré au personnel (principalement féminin) d’une ancienne usine Renault en Belgique. Ces femmes recréent leur expérience sous la forme d’une pièce de théâtre et redeviennent ouvrières pour se transformer en actrices, dans une sorte de mouvement Brechtien. En récapitulant le rôle “régénérateur” de la culture dans les zones européennes désindustrialisées, les ouvrières-actrices mettent en relief la manière dont l’identité, attachée à un rôle sur le lieu de travail, se résoud en une série de performances, spécialement lorsque le langage de la “performance” (langage du théâtre) s’implante dans l’usine. La monstration des vies dans le film d’Yvonne Rainer établit, en un sens, la ligne directrice de la programmation de l’exposition. Rainer incorpore le travail comme “tâche” et le mouvement “quotidien” à la chorégraphie, tandis que la vie quotidienne (répétitions, interactions sociales) devient grandement dramatisée. Elle insère des citations littéraires dans les scénarios les plus intimes qu’elle traite en utilisant des techniques dramatiques, et qui sont alors racontés, à un autre niveau d’artifice, à travers des traces matérielles telles que des photographies et des fichiers (supposés confirmer les souvenirs, mais qui ne font que les obscurcir). Le film se conclut par un tableau vivant quasi brechtien, qui fonctionne comme coda presque burlesque des 80 minutes précédentes: celles d’un récit déconstruit. Avec son oscillation entre différents genres (mélodrame, film structural, documentaire sur la danse) et sa tension choisie comme technique subjective et formelle entre l’être (being) et la performance (performing), Lives of Performers inaugure le “New Talkie” terme inventé dans les années 1970 pour décrire les longs métrages influencés à la fois par la théorie critique, les mouvements sociaux, et la pratique cinématographique politisée de Godard ou Straub & Huillet, vus dans leurs divergences avec le structuralisme, alors dominant dans le cinéma d’avant-garde.

Je proposerais également une série de projections ou autres manifestations, si ce projet n’avait déjà excédé une longueur raisonnable.

Ceci a été mon cheminement de travail, en tant que femme, dans la collection du Frac Lorraine.

Marina Vischmidt

Trad. Agnes Clerc