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Linara Dovydaityte

Biographie

Regard d’une citoyenne postcommuniste : les FRAC et l’art contemporain 1

En automne 2008, peu après m’être installée dans la petite ville de Metz dans l’Est de la France, j’ai rapidement compris que mon guide touristique ne m’aiderait pas à remplir mes journées. Aux alentours, les seuls sites qu’il indiquait étaient la cathédrale de Reims, la cité radieuse de Briey-en-Forêt, œuvre de l’architecte franco-suisse Le Corbusier, et le Musée de l’École de Nancy. Et sur Metz même, on ne pouvait admirer que les vitraux de Jean Cocteau dans l’église St. Maximin. Mais finalement, je n’ai pas eu l’occasion de m’ennuyer : dans cette région au premier abord peu pittoresque, et presque inconnue des touristes, les expositions d’art contemporain sont légion. Mes charmantes hôtesses s’y rendaient d’ailleurs après leur travail. C’est ainsi qu’un après-midi je me suis retrouvée à Delme, petite bourgade qui ne compte qu’une rue et 800 habitants. Là-bas, un centre d’art contemporain, installé dans une ancienne synagogue, exposait des œuvres de l’artiste allemande Katinka Bock. En outre, ce jour là était inaugurée sur la place principale de la ville une fontaine créée par Didier Marcel, nominé pour le prix Marcel Duchamp. Il faut reconnaître que l’impact de la décentralisation culturelle est impressionnant.

Ce projet politique ambitieux qui a pour cible l’art contemporain a été monté par le ministre de la culture socialiste Jack Lang en 1983. Ce dernier est surtout célèbre pour être l’initiateur de la Fête de la Musique, désormais célébrée dans de nombreux pays le jour du solstice d’été. Dans les 22 régions qui constituent ce pays très centralisé, l’Etat et les conseils régionaux ont financé et créé les Fonds régionaux d’art contemporain (Frac). Aujourd’hui ces institutions, qui dépensent chacune plus de 100 000 euros par an pour l‘acquisition et la conservation d’œuvres contemporaines, peuvent être fières de leurs collections prestigieuses dignes des plus grandes collections privées. De ce point de vue, le patrimoine public français fait exception au sein d’un marché international de l’art dominé par les players privés et corporatifs.

L’objectif des Frac ne paraît pas compliqué : collectionner, exposer et diffuser l’art contemporain en région ; mais, à mieux y réfléchir, il peut aussi sembler quasi utopique. Initialement, les collections conservées dans les régions devaient fonctionner comme des musées mobiles « sans frontière ». Elles ne devaient entraîner aucune dépense pour l’entretien de locaux mais être prêtées et exposées dans des espaces culturels préexistants : galeries locales, écoles, bibliothèques. Pourtant, au fil du temps, la plupart des Fonds ont créé leurs propres centres d’expositions qui à leur tour sont devenus des lieux d’attraction alternatifs de la vie artistique. Contrairement à ce que pourrait sous entendre leur principale mission (à savoir la diffusion de l’art contemporain en province), les Frac ne sont pas destinés à soutenir la création artistique locale. Par contre, on y trouve très souvent des œuvres signées par des artistes étrangers ou français, à la renommée mondiale. Le projet de collection de chaque Frac est généralement déterminé par un comité technique composé de professionnels de l’art contemporain, reconnus au niveau international, et diffère selon les régions : il est possible d’admirer une collection importante de peinture abstraite en Bretagne, de suivre l’histoire passé et présente de l’art de la performance en Pays de la Loire, tandis qu’à Metz, on trouvera une collection impressionnante d’œuvres réalisées par des artistes féminines.

Depuis 1999, les Frac des cinq régions du Grand Est – Alsace, Bourgogne, Champagne-Ardenne, Franche-Comté et Lorraine – effectuent un projet commun intitulé Collections sans frontières qui suppose une coopération internationale avec les institutions, artistes, et commissaires d’expositions de différents pays. Le titre Collections sans frontières peut illustrer à lui seul l’objectif principal, sans doute le plus utopique, mais non moins important des activités des FRAC : anéantir les frontières entre l’art et le public. Pour moi, résidente au Frac lorraine et citoyenne d’un état postcommuniste, cette idée sociale de gauche fait échos à l’histoire récente de mon pays. Mais commençons par le début : quels sont les points communs entre la Lituanie et le Grand Est français ?

L’histoire s’est montrée impitoyable envers ces deux zones géographiques. Sur les cartes, les territoires sensibles englobent non seulement les pays postcommunistes de l’Est ; la Lituanie comprise ; mais aussi certaines régions de « l’ancienne » Europe. Parmi elles, le nord-est de la France, frontalier avec la Belgique, le Luxembourg, l’Allemagne et la Suisse, s’est forgé sur un mélange de cultures tout d’abord germanique et française 2. L’histoire de cette région limitrophe se reflète dans le paysage urbain où se côtoient une architecture méditerranéenne plutôt aérienne et une architecture kaiserienne plus massive; dans la langue, par les dialectes locaux franco-allemands, et dans la vie quotidienne : chaque matin, nombreux sont les habitants qui doivent traverser la frontière pour aller travailler dans le pays voisin. Si l’on met de côté le vin de Champagne, la délicieuse quiche 3 Lorraine et la célèbre cathédrale de Reims, cette partie de la France, transformée au XXème siècle en un territoire industriel assez triste, est peu connue des étrangers. Peu de choses la lie avec la Lituanie, à part peut être le souvenir de Stanislas Leszczynski puisque celui-ci, après avoir perdu la couronne du Royaume uni de Pologne et de Lituanie, s‘est installé en France, et est devenu le principal « architecte » de la ville de Nancy. Mais laissons de côté les péripéties du XVIIIème siècle. Dans la vie actuelle du Grand Est plusieurs idées proches de la mentalité lituanienne peuvent être discernées. L’une d’elles concerne sa volonté à dépasser son statut de territoire de transit entre l‘Est et l‘Ouest (mais aussi entre le Nord et le Sud). C’est avec cette idée en tête que la région Grand-Est s’est lancée dans le plus important projet culturel jamais réalisé : la construction du Centre Pompidou-Metz 4 qui promet de devenir un lieu d‘attraction et ainsi changera le statut transitoire de la ville. Mais l’histoire souffle dans le dos de ce projet moderne : le musée se construit tout à côté des vestiges d’un amphithéâtre romain, ce qui a généré de nombreux débats. A Vilnius, débutées en 2006, les discussions sur un projet similaire – à propos de la construction possible d’une filiale des musées Guggenheim-Hermitage dans la ville – ne cessent pas et ce, alors même que la fondation d’un musée qui réunit en un lieu unique des œuvres lituaniennes d’art moderne et contemporain a pris presque 20 ans de retard et que la Galerie nationale n’a été inaugurée que cette année. Ainsi, on constate que le choc entre passé et présent est aussi bien d’actualité en Lituanie que dans le Grand-Est français. Il n‘est donc pas étonnant que l’histoire et la mémoire soient devenues les sujets principaux d’au moins deux expositions du projet « You are my mirror ».

La première exposition du projet a été mise en place dans un bâtiment moyenâgeux de la Vieille ville de Metz où le Frac Lorraine avait installé son « cube blanc » en 2004. « Les lendemains n’ont pas chanté » était la première exposition à réunir les représentants de deux générations d’artistes lituaniens : Deimantas Narkevicius et Gintaras Didžiapetris. Elle s’est consacrée à une réflexion sur le passé soviétique. Les deux artistes se sont pris à ce jeu artistique avec la ferveur des archivistes et la suspicion des inspecteurs de police. A cette occasion ont été projetés les films bien connus de Narkevicius Europa 54°54´ -25°19´ (1997), Once in the XX century (2004) et The Head , créé en 2007 dans la cadre du projet Skulptur 07 à Münster (le sujet de l’œuvre cinématographique est le monument dédié à Karl Marx érigé en 1971). Didžiapetris, lui, a exposé deux cartes postales ( Postcards ) dont les années d’édition diffèrent et qui pourtant sont quasiment identiques. Elles représentent un monument commémoratif soviétique dédié à l’Armée rouge, situé autrefois à Kryžkalnis 6. Deux autres de ses œuvres étaient présentées au public. La première était l’enregistrement d’un dialogue. Ce dernier suit le « scénario » d’un appel téléphonique intercepté dans les années 1970 et retrouvé dans les archives du KGB (Entretien). La seconde était un ancien projecteur de diapositives de la marque soviétique Sputnik qui projette une photographie de la Terre prise en 1972 ( Sputnik ). Malgré les différences qui séparent le récit cinématographique sophistiqué de Narkevicius et le conceptualisme laconique de Didžiapetris, ces deux créations se rejoignent en un même regard porté sur la matière historique qui, une fois dans les mains des artistes, se transforme soudain non pas en un témoignage fiable de l’époque mais en une construction idéologique. Le projecteur de diapositives soviétique– « monument » à la gloire de la première navette envoyée dans l’espace, Sputnik , commémorant ainsi et a priori la première conquête spatiale, datant de la Guerre froide – projette une des premières photographies prise de la Terre, cette fois objet d’une prouesse américaine. Dès lors, on s’interroge : qui est le véritable vainqueur ? Et lorsque les idéologies changent, comment se transforment les rituels sociaux ? En quoi l’érection de monuments se distingue de leur destitution ( Once in the XX century ) ? A la différence des archéologues, des restaurateurs et des conservateurs de sites historiques, les artistes contemporains utilisent les témoignages du passé non pas pour reconstituer l’histoire mais pour compliquer sa compréhension. Le plus souvent, au lieu d’ériger des monuments commémoratifs, ils dévoilent leurs contradictions et… leur « fragilité ».

L’œuvre de l’artiste américain Matthew Buckingham intitulée Image of Absalon to Be Projected Until it Vanishes vient confirmer cette idée. Il s’agit d’une diapositive représentant la statue honorifique du légendaire fondateur de Copenhague, Absalon, également connu pour avoir été un guerrier particulièrement violent. Cette image de lui se trouve impitoyablement anéantie, brulée par la lampe du projecteur au fur et à mesure de son exposition. Cette fois, l‘image héroïque du chevalier sur son cheval s’efface peu-à-peu, laissant place à la « vraie » histoire : les habits et les attributs du couronnement de Charles X, conservés au Palais du Tau à Reims en sont des témoignages. Ce palais, ancienne demeure de l’archevêque de Reims, jouxte la cathédrale qui fut autrefois le lieu du sacre des rois de France ; aujourd’hui, une exposition historique y est ouverte dans laquelle – selon le principe d’intervention – la deuxième exposition du projet « You are my mirror » intitulée « Ex-Voto dans l‘art contemporain » a été installée. L’idée de ses organisateurs Simon Rees (CAC – Centre d’Art Contemporain de Vilnius) et Florence Derieux (Frac Champagne-Ardennes) d’introduire les œuvres d’art contemporaines dans un environnement historique reflète la nouvelle mode de l’univers des expositions. Un de ses exemples les plus radicaux est l’exposition ouverte par l’artiste « pop art » américain, Jeff Koons, au Palais de Versailles en automne 2008. Elle a en effet générée des critiques ardentes venant aussi bien de la droite que de la gauche. 7 Ceux qui sont allés à Versailles sans idées préconçues, n’ont pu que s’étonner de l’harmonie entre les sculptures brillantes et volumineuses de Koons et les intérieurs baroques du Roi Soleil.

Ainsi, entre l’histoire liée au Palais du Tau et notre époque, il n’y a qu’un pas. Les œuvres d’art contemporaines de Lituanie et des Frac Grand Est se sont inspirés des « rites sociaux » actuels, ceux d’un monde sécularisé, ainsi que des formes diverses qu’ils peuvent prendre. Dans cette exposition, les « rites sociaux » sont abordés de façon critique, et cela n’est pas étonnant. Les défilés militaires, commémorations de dates historiques, les fêtes d’inauguration et autres rituels mondains ayant lieu selon le principe de « l’éternelle répétition », ces actes ne sont pas, au fond, historiques mais mythiques, destinées à consolider et maintenir l’ordre existant. Eclairé par cette réflexion, il est possible d’évoquer la réaction de la diplomatie internationale face au conflit opposant la Russie à la Géorgie comme un triste exemple de « politique rituelle ». Au moins, quelques œuvres de cette exposition, dont le For Guilty Without the Guilt. Trap. Expulsion from Paradise d’Egle Rakauskaite qui porte sur l’initiation à la féminité, allie ces pratiques du « culte » à la mentalité de la société contemporaine. Un acte rituel se transforme en une critique politique dans une des œuvres les plus intéressantes de l’exposition : la performance-vidéo Barbed Hula de Sigalit Landau où l’artiste dénudée fait du hula-hoop avec un anneau de fil barbelé sur une plage déserte d’Israël. L’exercice gymnastique douloureux traduit de manière allégorique le partage sanglant des territoires israélo-palestiniens, délimité par des barbelés qui protègent et blessent à la fois, qui ne trouve pas de fin, et crée dans le même temps une métaphore ironique sur l’artiste qui, en tant que figure culte, souffre et se livre à des pratiques sacrificielles pour racheter les péchés de l’humanité (ou de la nation).

Dérogeant à la culture officielle du régime, cette image de l’artiste, martyre de l’histoire, était populaire en Lituanie soviétique. Aujourd’hui, les artistes qui portent un regard critique sur l’histoire sont de plus en plus nombreux dans le monde de l’art postsoviétique. C’est le cas de Kristina Inciuraite qui dans sa série de films Scènes propose une version alternative de l’époque soviétique, composée de souvenirs collectifs et individuels (uniquement féminins !). Plusieurs de ces œuvres, aussi lourdes de sens qu’un manuel d’histoire, ont été projetées sous la coupole du Palais du Tau. Durant la même exposition, le pari très audacieux d’Arūnas Gudaitis était de placer entre les chimères de la cathédrale de Reims un cheveu encadré (Noeud), son caractère trop humain pouvant sembler dérisoire pour une échelle historique (caractère également équivoque, si nous nous rappelons, par exemple, de l’interdiction d’exposer des cheveux dans les mémoriaux de l’Holocauste). Enfin, œuvre de Mindaugas Navakas, la bassine faîte de céramique et d’un morceau de quartz rose provenant de Madagascar répondait de manière subtile (et insidieuse) à « l’aura » de la chapelle. En effet, selon les astrologues, les gens choisissent intuitivement le quartz rose en période de crises ou de changements radicaux. Pour cette raison ou pour une autre, au XX siècle, Madagascar était apparu comme une île utopique aux yeux du peuple lituanien, lieu de rêves et d’espoir. 8 Encore un mythe, encore un coup qui lui fut adressé.

L’histoire n’est pas donnée, elle est construite. En l’occurrence, ce sont les artistes qui ont cru à cette découverte des années 1960 et qui sont devenus les plus fidèles gardiens d’un passé sensible, tandis que tout autour, l‘amnésie politique commence à régner. Dans les pays postcommunistes, un oubli volontaire se met en marche, souvent en réécrivant l’histoire officielle et en projetant l’avenir selon un nouveau scénario du nationalisme ou du capitalisme néolibéral. Un des exemples les plus frappants de cette tendance concerne la disparition des idées sociales de gauches et de projets politiques en faveur de la culture de la vie publique lituanienne. De ce point de vue, la réalité lituanienne est très différente de la réalité française. Les Français endurent les grèves organisées par les syndicats, tandis que le mouvement syndical n’existe presque pas en Lituanie. Et si les collections publiques françaises ont une portée internationale et constituent une exception à l’hégémonie du secteur privé sur l’art contemporain (François Pinault, célèbre collectionneur d’art moderne et contemporain en est un exemple), ici, l’État ne soutient au mieux que quelques musées de centres-villes, parmi les plus importants. Sans doute le destin qu’a connu l’empire soviétique, et avec lui les idées de gauche qu’il véhiculait, est une des raisons de cette situation. Faisons donc quelques pas en arrière.

Du point de vue idéologique, l’objectif des Frac (anéantir les frontières entre l’art et le public) est lié aux manifestations sociales qui ont éclatées dans presque tous les pays d’Europe de l’Ouest dans les années 1960. Cette période se caractérise par la naissance du féminisme et d’autres groupes qui défendaient les minorités raciales, religieuses, sexuelles ou, plus largement, les droits de l’homme. À l’origine de ces mouvements : la lutte contre une conception de l’homme, enracinée dans la culture occidentale et pourtant universelle, celle de l’homme blanc, hétérosexuel et issu d’une classe sociale moyenne. Les militants des années 1960 se prononçaient pour la diversité sociale, et ils concevaient la culture et l’art comme un moyen de se libérer de ce modèle unique et de donner la parole aux minorités culturelles et sociales.

De ce côté du rideau de fer, les années 1960 ont un autre sens. Si en Occident elles ont été marquées par la renaissance inouïe des idées socialistes, à l’Est, après la répression du printemps de Prague en 1968, le peu de foi en un « socialisme au visage humain » disparaissaient définitivement.

Pourtant, en URSS (donc en Lituanie), une certaine approche démocratique de la culture et de l’art a existé. La question est de savoir comment elle était appliquée.

L’idée démocratique selon laquelle la culture représente la société et appartient à tous a été le fondement de la politique culturelle officielle de l’URSS. On demandait aux artistes de créer des œuvres « intellectuellement accessibles » au peuple. Ils allaient dans des usines, des écoles et des kolkhozes pour rencontrer les gens « ordinaires » et connaître leur vie, ce, afin de pouvoir la représenter dans le style socio-réaliste, le seul approuvé par le gouvernement. L’Union des artistes, seule organisation rassemblant des artistes (des beaux-arts), était chargée d’organiser des expositions d’art mobiles qui atteignaient les bourgs et villages les plus lointains. Leur objectif était alors de rapprocher l’art du peuple. En outre, les festivals de masse, au cours desquels amateurs et artistes professionnels travaillaient ensembles, ont constitué une partie importante de la vie culturelle officielle.

La démocratisation de la culture soviétique passait principalement par la création d’un réseau de « maisons de la culture ». En Lituanie, ces « maisons » ont commencé à ouvrir leurs portes peu après la guerre et la seconde occupation soviétique du pays. 9 Elles étaient créées d’après le modèle des clubs ouvriers de la Russie Soviétique : à l’origine, il s’agissait de clubs-salles de lecture, installés dans les bureaux de l’administration locale. On comprend aisément que ces lieux étaient des outils de propagande et de diffusion idéologique, destinés à servir les intérêts des dirigeants soviétiques. Ils avaient une grande importance dans les villages, où les habitants étaient contraints d’abandonner leur propriété à l’État et de rejoindre les kolkhozes. Dans les années 1970, chaque ville et village de la Lituanie Soviétique avait déjà sa maison de la culture. La population y pratiquait des activités différentes : théâtre amateurs, collectifs de danse et de chants populaires, clubs de danse pour les personnes âgées, chorales réservées aux femmes, clubs qui s’intéressaient à l’histoire locale, des agit-brigades 10 , etc. En règle générale, chaque maison de la culture possédait une bibliothèque, une salle de lecture et un petit musée dédié à l’histoire locale. Dans les petits villages, ces maisons servaient également à d‘autres fins comme fêter un anniversaire important ou organiser une veillée funèbre. Cela va sans dire qu’à l’époque soviétique, ces endroits étaient devenus dans beaucoup de régions des centres de vie et d’activités en communauté qui réunissaient toute la population avoisinante.

Néanmoins, l’idée d’une culture démocratique a fonctionné différemment en Occident et à l’Est. Si à l’Ouest elle était fondée sur des idées révolutionnaires : la « pédagogie libératrice » de Paul Freire et « le théâtre de l’opprimé » d’Auguste Boal, qui postulaient que l’activité culturelle forgeait un regard critique sur la réalité ; à l‘Est, elle n’était qu’un outil aux mains de l’État qui s’efforçait de contrôler le temps libre et la vie privée de sa population. Par exemple en Lituanie, pays qui a été, et reste toujours, très catholique, ces maisons de la culture étaient censées se substituer à l’église car, à l’époque, la religion était considérée comme la principale ennemie des citoyens soviétiques. Ces derniers, au lieu de participer aux rituels religieux, étaient invités à créer la culture par eux-mêmes et à participer aux « rituels culturels ». 11 Dans ces maisons, on faisait la promotion d’activités basées avant tout sur la tradition ethnographique, telles que les chants et les danses folkloriques. La musique rock ainsi que le mode de vie hippie qui intriguaient surtout la jeunesse des villes ont été interdits. Ainsi, le but des maisons de la culture soviétiques a été non pas de renforcer l’auto-conscience des différentes communautés, mais celui de former une communauté homogène de citoyens soviétiques et de la manipuler. De cette manière, la politique culturelle soviétique qui reposait sur les principes brutaux d’ingénierie sociale a corrompu l’approche démocratique de la culture et de l’art. 12

Après avoir effectué les 2000 kilomètres qui séparaient Vilnius de Metz ainsi qu’un retour en arrière de 50 ans, je considère avoir compris, à ma manière, le titre de l’exposition commune du Frac Grand Est et du CAC Vilnius « You are my mirror ». L’histoire lointaine de deux politiques culturelles différentes a révélée les deux destins d’une même idée. Après avoir emprunté au monde occidental le modèle de l’industrie culturelle néolibérale, les pays postcommunistes sont en mesure de recevoir des leçons de gauche sociale des pays de l’Europe de l’ouest. Comme dirait Gertrude Stein, « Life is funny that way ».

Linara Dovydaityte

1 Ce texte a été écrit après avoir participé au programme des résidences croisées des critiques d’art qui, dès 2004, a été mis en place par le Frac Lorraine à Metz. Je remercie toute l’équipe du Frac, et surtout Hélène Guenin et Chéryl Gréciet, pour leurs attentions et leur aide sincère.

2 Après la guerre franco-allemande de 1870-1871, toute l’Alsace et un tiers de la Lorraine se retrouvèrent incorporées dans l’Empire allemand. Ces territoires furent rendus à la France après le traité de Versailles. La région fut de nouveau occupée par les Allemands lors de la Seconde Guerre mondiale, mais pour peu de temps cette fois.

3 Le mot quiche représente notamment un exemple du bilinguisme mentionné ci-dessus.

4 L’inauguration du bâtiment de 10 000 m² dont le projet a été conçu par les architectes Shigeru Ban et Jean de Gastines est prévue pour 2010. Il est annoncé que le Centre Pompidou-Metz, utilisant la collection qui se trouve à Paris, va mettre en marche un programme d’expositions autonome. C’est le premier projet de décentralisation (et d’expansion) culturelle du Centre Pompidou et Metz l’a obtenu en même temps que sa nouvelle ligne de TGV (2007) qui a réduit à 82 minutes le voyage depuis Paris.

5 En 2007-2008, une étude sur les possibilités de construction d‘un musée Guggenheim-Hermitage à Vilnius, ainsi qu‘un concours international quant à l‘architecture du bâtiment ont été effectués. Le concours a été remporté par l‘architecte Zaha Hadid, mais l‘avenir de ce projet reste complètement obscur.

6 La sculpture de Bronius Vyšniauskas, La Mère de Kryžkalnis, érigée en 1972 près de l‘autoroute Vilnius-Klaipėda, a été demontée en 1990 et se trouve actuellement dans le parc-réserve des statues Soviétiques de Grūtas.

7 La droite protestait contre la profanation du « temple » national, et la gauche a critiqué Versailles pour cette collaboration dite vicieuse entre un musée d’Etat et un business privé.

8 Alors que la Lituanie était indépendante pour la première fois de son histoire (1918-1940), certains intellectuels lituaniens eurent un rêve proprement utopique : coloniser une région du Sud qui serait politiquement et géographiquement attirante et « libre ».

9 L’URSS occupa la Lituanie pour la première fois en juin 1940 et cette occupation dura jusqu’à l’arrivée des troupes de l’Allemagne nazie en 1941. L’Armée rouge se réinstalla en Lituanie en 1944.

10 « Brigades d’agitation culturelle » : des collectifs chargés de faire de l’agit-prop, c’est-à-dire déclamer, chanter, danser et composer eux-mêmes le programme de leur spectacle au contenu idéologique.

11 Putinaitė N. Nutrukusi styga. Prisitaikymas ir pasipriešinimas soviety Lietuvoje (La corde brisée. Adaptation et résistance en Lituanie soviétique). Vilnius, éditions Aidai, 2007, p. 140.

12 Après 1990, privées du financement de l’Etat, la plupart des maisons de la culture lituaniennes ont fermé, ont été détruites ou totalement abandonnées. Pendant l’époque de la transition, à la différence des autres pays du bloc soviétique, la Lituanie n’a pas connu la formation d’un réseau fort d’organisations culturelles indépendantes qui cherchaient à sauvegarder et réformer cet héritage. Il est nécessaire d’ajouter, au nom de la vérité, que la plupart des maisons de la culture étaient des bâtiments très massifs et chers à entretenir.