Toute collection a au moins deux existences bien définies : une existence réelle, palpable, qui entretient des rapports logiques avec le monde environnant et une autre existence secrète, clandestine, conséquence d’une fiction, conçue avec méticulosité ou au contraire, avec fébrilité, dans l’esprit d’un quelconque amateur. Comme les deux collections peuvent exister simultanément, sans que l’une incommode l’autre, je tenterai, dans ce qui suit, d’esquisser deux trajets mentaux de visite et de « prise en possession » des œuvres, trajets qui parcourent involontairement les méandres de la perception, distillée dans des « dégustations » cérébrales.
Pour toute forme de « dégustation » artistique, l’espace est l’élément essentiel qui participe au processus de perception, sa fonction étant de mettre le spectateur dans un rapport spécial à l’œuvre d’art. L’espace parcouru pas à pas, dessine un trajet aléatoire, involontaire, emprunté par celui qui regarde et qui construit, par un tâtonnement continu, son rapport individuel à l’œuvre.
C’est pourquoi la façon de se rapporter à l’espace d’exposition du Frac Lorraine peut devenir un exercice nouveau, de découverte d’un lieu plein d’histoire, austère et solitaire (même s’il se trouve au milieu d’une agglomération urbaine), mais d’un esthétisme raffiné. Sans être l’espace idéal – le célèbre White Cube de l’art contemporain – cet espace, déjà investi d’une charge spirituelle, se dévoile progressivement, il exige d’être parcouru lentement, pour découvrir ces pièces cachées entre les gros murs.
Lors d’un premier contact, j’ai remarqué, déjà de l’extérieur, la tour-donjon, sur la partie supérieure de laquelle sont inscrites les coordonnées géographiques de l’endroit : 49 Nord 6 Est, la direction précise, qui semble captée depuis les hauteurs, et éclairée la nuit par un spot lumineux, qui la rend toujours visible, comme un phare qui envoie ses rayons par-dessus les toits. A la lumière du jour, sur le mur blanc pareil à celui d’une citadelle, on peut entrevoir des séries de noms, écrits en blanc, comme dans un étrange inventaire, incompréhensible pour les passants occasionnels et qui représente, en effet, les artistes faisant partie de la collection.
Cette ouverture inattendue de l’espace de l’art vers ce qui l’entoure peut être vue comme une invitation indirecte à le visiter, comme un message, envoyé aux passants pour franchir son seuil et pénétrer, tout d’abord dans la cour intérieure, et ensuite dans le bâtiment.
Pourquoi parler d’une absence ? Dans le tumulte actuel, dominé par le plein, le surplus, la redondance, j’ai essayé de trouver les choses « silencieuses » de l’art contemporain, celles qui ne cherchent pas à démontrer quelque chose, qui ne posent pas des questions rhétoriques ou bien qui ne donnent pas de réponses. J’ai cherché ces choses qui s’insèrent discrètement dans le rythme quotidien, sans trop de bruit ou sans emphase.
L’espace n’a pas une cohérence spéciale, il ne se déchiffre pas facilement ou d’un seul coup, mais doit être découvert pas à pas. On monte quelques marches, puis on descend, on revient sur ses pas et on se dirige de nouveau dans la direction opposée. Cherchant ainsi, on a la chance de faire quelques « découvertes » ou de se trouver soudainement face à face avec l’œuvre. On pourrait, par exemple, découvrir la table chargée de végétaux de Mario Merz (L’autre côté de la lune ou table de Chagny), qui nous invite à une contemplation du monde matériel à travers une nature morte opulente, laissée à sa décomposition lente, signe de l’accomplissement mais aussi du passage. L’association de matières choisies par l’artiste – le verre, le plomb, les pierres, à côté de fruits et de légumes, offerts à la vue et étalés sur une table – ont le rôle de produire un contraste inquiétant, opposant le périssable au monde minéral, métaphore de tant de contrastes de ce genre, qui nous entourent en permanence. Même si la nature morte est généreuse, étalée en une variété impressionnante de formes, le processus de passage suggère la fragilité du monde matériel, vouée à la décomposition et donc à l’absence qui s’instaure finalement.
Dans une autre salle tu pourrais découvrir une œuvre minimaliste de Peter Fischli et David Weiss, intitulée Kanalvideo, une représentation du rien, car les deux artistes suisses ont utilisé ce film vidéo à caractère utilitaire comme un ready made, voulant suggérer l’indétermination de tels « actes » visuels, qui peuvent aussi se dérouler au-delà des intentions des artistes, mais qui peuvent être repris et utilisés dans un nouveau contexte. La froideur, la distance et finalement l’absurde d’un tel film vidéo sont destinés à soulever une série de questions relatives à la création artistique, à ses sources et au rapport établi entre les artistes et la réalité environnante.
Continuant le parcours à travers l’espace d’exposition, plusieurs possibilités s’offrent à nous : pénétrer dans la salle qui se trouve à l’étage ou bien nous diriger dans la direction opposée. En face, tu pourrais entrer dans un espace marqué par la présence des actions de Gina Pane (Discours mou et mat), documentées par des séries de photographies, mais aussi par des esquisses préparatoires. A la fois tendres et dramatiques, les photographies représentent une action de 1975, dans laquelle l’artiste traite son corps comme une sculpture, sur laquelle elle intervient avec douceur mais aussi avec tristesse, non pas en recherchant des effets mais en obtenant une tension créée justement par ce vide installé entre ses gestes et les spectateurs. Distancée du public par ses lunettes de soleil, vêtue de blanc, comme pour une partie de tennis, elle utilise avec élégance et précision un rasoir, à l’aide duquel elle s’inflige des blessures, le sang plaçant un accent chromatique dans une composition d’un étonnant esthétisme. Ainsi le dialogue muet avec le spectateur devient d’autant plus fort que celui-ci assiste impuissant au rituel silencieux, exécuté sans faille.
Dans l’installation empathique de Mircea Cantor, intitulée Chapelet on peut percevoir le souvenir de l’espace concentrationnaire, de la limite que vit celui qui se trouve derrière la clôture de fil de fer barbelé (les empreintes seules témoignant sans équivoque de son existence personnelle). L’association de l’image du fil de fer barbelé avec la rigidité brutale de sa forme si familière depuis les expériences traumatiques des camps, ensemble avec le trajet irrégulier, presque hésitant des empreintes de l’artiste (qui apparaît ici dans la posture d’un témoin de cet espace concentrationnaire), crée un effet visuel dramatique qui laisse deviner une souffrance muette, sublimée. La configuration aléatoire des empreintes semblent étreindre le fil de fer barbelé, rampant le long de celui-ci, se multipliant et se croisant, pour se fondre ensuite en une gerbe. Matérielle et dématérialisée à la fois, cette installation exprime une absence, dont la présence est troublante.
Rapportée directement à l’espace du bâtiment (mais aussi à l’architecture en général), l’installation de Monica Bonvicini intitulée Plastered propose au public l’expérience de la détérioration jusqu’à la destruction de l’espace d’exposition resté vide et transformé en espace d’analyse, dans lequel l’avancée de chaque pas laisse des traces visibles, des empreintes de plus en plus marquées dont l’accumulation entraîne la destruction du plancher, affectant en fin de compte l’image de l’espace intérieur. Pour le spectateur inavisé, la marche devient quelque chose de difficile, qui demande de l’effort, comme s’il s’enfonçait dans une croûte gelée de neige, en sorte que l’action même de parcourir la salle d’exposition, pour arriver à l’espace suivant, garde le caractère d’une aventure.
Enfin, la dernière salle, avec son accès séparé, par l’escalier qui mène vers la tour, abrite l’installation d’Agnès Varda, Les Veuves de Noirmoutier. Au centre de l’espace d’exposition, l’installation présente un écran central, sur lequel apparaissent quelques femmes en noir, qui tournent en silence autour d’une table vide. Sur les multiples écrans alentour l’attention du spectateur se concentre tour à tour sur le récit de l’un ou l’autre personnage féminin, qui évoque une absence, celle du partenaire, disparu entre temps. L’association de l’image des femmes en noir, tournant en silence, et ensuite le récit de chacune en particulier, créent un contraste plein de force émotionnelle et de tension à peine contenue entre émotion muette et confession. L’espace est entièrement occupé par les chaises distribuées autour du mur-écran, de sorte que les spectateurs deviennent les témoins de ces dévoilements intimes de cette absence.
What is not visible is not invisible annonçait Julien Discrit dans un travail conceptuel, ouvrant ainsi la voie à nos spéculations de lecture. S’il y a des choses que nous ne voyons pas encore dans la collection Frac Lorraine, cela ne veut pas dire que ces choses ne pourraient pas exister ou que, peut-être, elles n’existent pas déjà… Cette dimension invisible des œuvres d’art, regardées à travers la grille de l’espace Frac, pourrait offrir une lecture inattendue des pièces qui, pour le moment, ne s’y trouvent pas, mais qui, probablement, s’y trouveront dans l’avenir.
Sur une absence II, pourrait amener un « vent d’Est » dans la collection Frac Lorraine, et bien entendu, dans l’exposition. La spécificité de ce nouvel espace spirituel, récupéré tardivement par la scène internationale de l’art, pourrait consister dans la dimension silencieuse d’une souffrance qui n’a pas été confessée ou partagée avec quelqu’un d’autre, le goût pour l’ironie ou l’auto-ironie, le bonheur provoqué par les actes banaux contenant en eux le miraculeux de notre environnement proche, qui souvent passe inaperçu, justement parce qu’il est trop proche de nous.
C’est pourquoi pour commencer, le spectateur pourrait contempler fasciné le film vidéo (monté en boucle) d’Imre Bukta et intitulé Self Springing Ball (2006), dans lequel un acte si banal qu’une balle qui saute dans l’air s’entoure d’une aura de miracle, grâce au mouvement libre et qui, en absence de toute personne, semble avoir son origine en lui-même (comme procédant de lui-même, en absence de toute personne). Comme dans beaucoup de ses travaux, Bukta garde sa liberté de considérer le monde à partir de sa propre perspective, qui n’est pas altérée par des conceptions préalables. L’image du ballon qui saute seul exerce une fascination sur le spectateur, qui attend en vain de devenir le participant d’un événement.
À ce mouvement mécanique, mais à caractère « miraculeux », semblent s’opposer les photographies figées de Lia Perjovschi de la série Le Test du sommeil (1988), réalisées dans son appartement, devenu l’espace d’élaboration et de représentation de ses premières actions. L’artiste a dessiné sur son corps des hiéroglyphes, l’exposant ensuite comme un objet à contempler, qui exprime uniquement le silence, l’impossibilité de communiquer, la remise à plus tard, le vide interposé entre les hommes. Comme le message des signes inscrits sur le corps semble oublié ou perdu, ces images ont quelque chose de troublant, communiquant par empathie, un état de léthargie et d’impuissance, qui est comme une absence.
L’espace qui se trouve à l’étage pourrait être partagé entre Mircea Cantor et Ion Grigorescu, entre lesquels s’est noué un dialogue, commencé à l’occasion de quelques expositions élaborées en commun. Le concept d’absence peut aussi mettre en discussion un vide physique, mais qui est présenté avec humour, comme dans l’installation de Mircea Cantor The Seven Future Gifts. L’artiste expose des sculptures métalliques de dimensions variables (commençant avec celles qui sont situées au-dessus de l’échelle humaine jusqu’à certaines qui sont de petites dimensions) et qui ont la forme de paquets-cadeau, liées avec un ruban mais présentées seulement comme une simple structure rectangulaire. La forme purement conceptuelle, dématérialisée de cette installation permet cependant aussi l’ironie et l’esprit ludique, qui ne quittent pas l’auteur.
Isolé dans une pièce séparée, Ion Grigorescu pourrait participer avec le film Bucuresti iubit (Bucarest aimé), réalisé en 1977 à l’aide d’une caméra cachée. Suivant le trajet d’un tramway, il surprend les démolitions, les groupes d’ouvriers, sur la toile de fond du Palais du Peuple et de façon générale, toute la déstructuration urbaine provoquée par le projet pharaonique de Ceausescu, qui a détruit le vieux Bucarest. A côté de ce film, seraient montrées aussi quelques photographies de la série Cartierul Vitan (Le Quartier Vitan) (1994), qui présente les traces, encore visibles dans la ville, des démolitions des années précédentes, mais aussi après l’abandon des innombrables chantiers commencés auparavant. Ainsi, le vide, l’absence peuvent être représentés aussi par un trop-plein matériel, qui signifie pourtant une déstructuration et, par conséquent, une perte de sens, une déconceptualisation.
L’espace de passage qui mène vers la tour pourrait être occupé par une installation de Veit Stratmann, un artiste qui interroge l’espace de façon systématique, en construisant des objets sans finalité, absurdes, justement en greffant une fonctionnalité qui s’avère être stérile. Les critiques pleines d’ironie de l’artiste sont dirigées contre une société devenue de plus en plus pragmatique, qui mise justement sur la fonctionnalité excessive, au risque de perdre le sens. Le rapport à l’espace environnant, qu’il soit fermé ou public, active la dimension de l’absurde, comme c’est le cas, par exemple, dans son installation intitulée Sans titre (2001), où des rangées de tubes fluorescents avec leur câblage, resté visible, descendent du plafond de la salle d’exposition, créant l’effet d’une redondance restée sans objet.
La salle qui se trouve dans la tour serait réservée à une installation de la série Mesures de l’ombre de Vera Roehm. En partant des coordonnées géographiques précises de l’espace à un moment précis de l’année (par exemple celui de l’exposition), elle étudie la projection de l’ombre laissée dans l’espace de la salle par un cube fixé au plafond. L’installation fait partie d’un processus artistique de longue durée, développé sous le terme générique Espace – Topographie de l’Art. Ce projet, qui opère plus avec des concepts qu’avec des formes visibles, étudie les rapports entièrement dématérialisés, établis par exemple entre Espace et Temps, conçues comme deux coordonnées majeures entre lesquelles nous existons. D’autres fois, l’analyse qu’elle mène se réfère aux rapports conceptuels à l’intérieur des mots et dans le texte, comme par exemple, le projet d’un cube portant l’inscription La nuit est l’ombre de la Terre, traduite dans différentes langues internationales. Conçu spécialement pour l’espace du Frac Lorraine, ce projet se rapporterait directement aux deux coordonnées géographiques, situées déjà à l’extérieur, sur la tour du bâtiment.
Ainsi, la disposition des créations dans l’espace spécifique du Frac Lorraine deviendrait un jeu entre le plein et le vide, un jeu à la recherche des sens dissimulés derrière les processus d’élaboration artistique. Sans chercher une visibilité retentissante par des projets « abassourdissants » par leur arrogance, j’ai préféré la variante d’une exposition plus « silencieuse », reçue par le spectateur avec empathie et qui, surtout, soulève toute une série de questions et ouvre la voie d’un dialogue avec l’œuvre.
Ileana Pintilie