Arbeiter verlassen die Fabrik in elf Jahrzehnten
2006
Installation vidéo, 12 moniteurs, 12 extraits cinématographiques (n&b et couleur, sonore & non sonore)
durée : 36'
Acquisition: 2009
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Arbeiter Verlassen die Fabrik in elf Jahrzenten (Sorties d’usines en onze décennies) est une installation pour douze moniteurs en ligne, chacun diffusant un film ou un extrait qui documente le thème de la sortie d’usine, de 1895 à 2000. L’occasion de mesurer les évolutions sociales, techniques, esthétiques et politiques de la fabrication d’images, de la simple captation documentaire à la mise en scène hollywoodienne. Harun Farocki jongle ainsi avec différents registres – la publicité, la fiction, la propagande, le reportage – partagés entre exigence réaliste et narration fictionnelle. Certains films portent la signature de réalisateurs mythiques comme Fritz Lang ou Pasolini, d’autres sont des témoignages anonymes. En tête et en fin de liste, La sortie de l’usine Lumière à Lyon, emblématique « premier film » de l’histoire du cinéma réalisé en 1895, et Dancer in the Dark de Lars von Trier (2000). Dans cet intervalle, un film par décennie environ vient illustrer la polymorphie de cette représentation iconique de la modernité industrielle, en couleur ou en noir et blanc, muette ou accompagnée de dialogues ou de commentaires. On y rencontre de vrais ouvriers pressés, « pointant » avant la libération ; d’autres plus archétypaux et individualisés interprétés par des acteurs, comme Charlie Chaplin ou Marylin Monroe. Premier travail d’accommodation, donc : identifier le vrai du faux, même si l’on sait que la sortie des usines Lumière fut elle-même vraisemblablement mise en scène, à la manière d’un « docu-fiction ».
Ce dépliage thématique est un prétexte pour aborder le thème du travail de manière à la fois littérale et métaphorique. Littérale, dans le sens où la sortie d’usine marque le seuil concret et physique entre le labeur et le loisir, entre une servitude consentie et un temps libre, entre l’inflexible fonction sociale du travailleur et la sphère du privé. Une frontière qui est un point stratégique de rassemblement éphémère, et donc le théâtre privilégié de la contestation, de la grève, de l’occupation et de la manifestation. La grille, omniprésente dans ces extraits, apparaît comme un objet double d’enfermement et de délivrance. Symptôme de l’emprisonnement dans le Metropolis de Fritz Lang par exemple, qui montre des ouvriers damnés, ou magnifiée dans un film d’entreprise sur une bande-son héroïque dans les années 1980. Mais l’appréhension du travail se joue aussi sur un mode métaphorique. À travers cette dialectique visuellement cacophonique, Farocki illustre l’expression « la vie commence quand le travail finit », en la connectant directement à l’apparition du cinématographe, partie prenante d’une société du divertissement et du spectacle. Une mise en abyme qui rappelle en retour le caractère foncièrement politique du cinéma, qui fut une industrie avant d’être un art, ce dont la célèbre scène du premier film porte le stigmate. Précisément, l’installation propose une réflexion en images sur les deux grandes branches du septième art, la fiction et le documentaire, qui furent dès le départ confondues. Ce faisant, ces emprunts audiovisuels en profitent pour aborder d’autres motifs comme les luttes sociales, le colonialisme ou la communication d’entreprise, plutôt dans l’actualisation et que dans la nostalgie. Car cette frise chronologique d’une scène répétée comme à l’infini dessine la figure de l’éternel recommencement, comme si cette image là, celle de la servitude volontaire de la classe ouvrière, n’avait pas évolué, et restait comme un point fixe dans la course évolutive des images.
Guillaume Désanges
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