Bienvenue dans le monde de Willy, Molly et Mandy
Mise en scène : Madeleine Berkhemer
La scénographie ressemble à celle d’un film de série B : comme sur des clichés photographiques, des dames fort peu vêtues prennent des poses aguichantes pour attirer les regards de spectateurs imaginaires. Ce sont Milly, Molly et Mandy, des «alter ego» mis en scène et incarnant Madeleine Berkhemer, des prostituées affublées de biographies diverses. Leurs corps – comme dans les anciens spectacles ou actions – sont soulignés ou modifiés par des bandes élastiques. Certaines tiennent dans leurs mains des objets étranges qui rappellent des jouets sexuels. À côté – mais aussi en opposition – des poses explicitement érotiques et orientées vers l’extérieur, l’égocentrisme stricto sensu des figurines plates irrite. Le caractère fermé des formes, l’absence de tout lien avec l’environnement et, en définitive, leur aspect «désincarné» tient le spectateur à distance. La surface brillante et lisse souligne leur nature de marchandise attachée à la consommation de masse et au fétichisme.
L’objet amorphe Red-Yellow-Blue (2001), en revanche, que l’on peut qualifier en toute bonne conscience de «dimension variable», semble vouloir se répandre irrésistiblement et démesurément dans la salle, prêt à tout engloutir, à tout envahir, mais aussi à être avalé. Le recours à des collants en nylon, à des étoffes, à du rembourrage évoque l’idée de seconde peau, de mise en scène, de dessin de mode, c’est-à-dire de ces professions évoluant à la lisière de l’individu et de ce qui l’entoure, métiers que l’artiste a d’ailleurs étudiés. Plus Molly, Milly et Mandy se distinguent avec précision de leur environnement, plus les objets ne semblent exister que par ce dernier. Ce sont des «objets grotesques» – dans l’acception du philosophe russe Michael Bachtin – qui, à la limite entre le monde et le corps, tendent à se fondre au monde extérieur. Cette fluctuation constante et la faculté de «remplir le monde entier» – que Bachtin estime subversive – sont bien étrangères à Molly, Milly et Mandy. Dans une interview, Berkhemer explique pourquoi elle introduit des popups dans ses installations : ils peuvent «garder sous contrôle» le reste de son œuvre. Cette volonté de contrôle me semble constituer un élément essentiel du travail de l’artiste. Les popups produisent exactement le résultat qu’elle attend : le voyeurisme (masculin) est parfaitement prévu, les malentendus ne sont pas seulement acceptés, ils sont expressément suggérés par l’insertion de petites annonces roses et par la collaboration avec des photographes travaillant pour des magazines porno. Elle revendique son audace, elle qui appartient à la génération d’artistes «post-féministe» qui ne cherche ni à critiquer ni à détruire la société faite pour les hommes mais entend s’approprier ses propres objectifs dans un acte, un nu subversif. Dans le fait que, sous l’apparence de Milly, Molly et Mandy, se cache toujours la même personne, on pourrait voir une critique du manque «d’authenticité» à notre époque de «monde virtuel»; mais il semble plus important de s’interroger sur qui prend la part active, et qui la part passive, de la mise en scène. Dans son «déplacement d’identité», Berkhemer pose en définitive la question du pouvoir.
D’un côté, ses objets conquièrent et occupent l’espace (la sculpture a longtemps été considérée comme la forme d’art la plus «virile») mais, en même temps, elle les contrôle par sa présence photographique dans son double rôle d’artiste et de modèle. Dans une célèbre photographie de 1981, Barbara Kruger nous a fait savoir que Your gaze hits the side of my face. Berkhemer entreprend de franchir le pas suivant : diriger et contrôler avec précision ce regard.
Mechtild Widrich