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Marge Monko

Née en 1976. Vit et travaille à Talinn(EE) et à Ghent (BE).


Nora's Sisters

2009
Film de photos avec son
Durée : 7'
Acquisition: 2012


Des photographies en noir et blanc se succèdent, survolées lentement par une caméra. On y aperçoit des femmes d’allure modeste qui se regardent, se sourient, se parlent. En arrière plan, des machines à tisser s’alignent dans la vaste perspective d’une usine. Pendant que les images défilent, des voix de femmes en langue estonienne s’animent à des rythmes intenses. « Eva : Les femmes sont attaquées le plus fortement parce qu’elles y ont été vues depuis moins longtemps. – Nora : Ça prend votre liberté, alors brûlez-les ! ». Les mots font écho aux images. Les mots, ce sont ceux écrits par la romancière et dramaturge autrichienne Elfriede Jelinek en 1977 pour la scène 15 de sa première pièce de théâtre intitulée Ce qui arriva quand Nora quitta son mari, ou les soutiens des sociétés, qui est une réécriture de la pièce Une maison de poupée (1879) d’Henrik Ibsen, un siècle plus tard. Les images sont issues du fond d’archives de la manufacture de textile de Krenholm, en Estonie, une des entreprises de coton les plus puissantes de l’époque communiste.

Leur montage cinématographique intitulé Nora’s Sister, fait ainsi réagir deux matériaux dont l’artiste Marge Monko n’est pas l’auteur, décrivant chacun une histoire de la condition des femmes ouvrières pendant l’époque communiste. Le choix du texte féministe et engagé d’Elfriede Jelinek permet à Marge Monko de présenter une situation d’interaction complexe dans un groupe de femmes. C’est ce qui intéresse l’artiste, qui, suite a des études artistiques en Autriche et en Estonie, a travaillé avec les médiums photographiques et vidéos les zones d’interaction entre la psychanalyse, les représentations du genre et les espaces socio-politiques, comme celui du travail. On pourra relier cette pratique à celles d’artistes comme Pauline Boudry et Renate Lorenz, ou encore Martha Rosler. C’est dans le contexte de l’Europe communiste et de sa transition libérale que Monko cherche spécifiquement à développer un discours critique sur les contraintes de l’émancipation féminine.

Sous les images qui expriment plutôt une forme de complicité tendre entre des femmes ouvrières, le dialogue de Jelinek montre un environnement en tension où affrontements et unions ne cessent de se faire et se défaire. De fait, les avis divergent et accusent lorsque le personnage de Nora, jeune femme tout juste séparée de son mari qui se dit « appartenir à elle-même », vient à la rencontre de ses camarades ouvrières et leur annonce la fermeture proche de l’usine. L’émancipation intellectuelle semble rassembler, alors que les libérations sexuelles et personnelles restent taboues et plongent certaines dans de violentes remarques, jusqu’à la dernière tirade lancée par le personnage d’Eva, épuisée et perdue dans son conditionnement patriarcal.

Entre 2008 et 2009, pendant l’élaboration du film, l’avenir de l’usine de Krenholm était incertain après de nombreuses pertes financières et des licenciements massifs. Deux années plus tard, l’entreprise déposa le bilan. Le destin de l’usine de Krenholm n’est pas un cas isolé, il est emblématique de la désindustrialisation qui commença progressivement en Europe dans les années 1970. Concurrence, globalisation, délocalisation et libéralisme financier sont parmi les facteurs complexes d’une crise qui n’a pas cessé depuis les années 1970 et s’est accélérée en 2008 avec celle des subprimes. La pièce d’Elfriede Jelineke, écrite dans les années 1970, est le reflet du premier mouvement de cette histoire. Il est donc intéressant de s’interroger sur l’actualité de ce dialogue aujourd’hui. Qu’est-ce qui différencie les révoltes et rêves des femmes ouvrières d’hier de ceux d’aujourd’hui ? Qui serait la Nora contemporaine ? Qu’est-ce que changerait, ou pas, dans son discours ? A chacun de se questionner, à partir de cet habile montage cinématographique, sur les semblances et différences de la condition féminine ouvrière en situation de crise.

Flora Katz