Née en 1928 à Paris (FR). Décédée en 2017 à Paris (FR)
1999
Crins de cheval attachés et noués sur fil de nylon
Largeur: 365 cm
Acquisition: 2010
“J’aime les outils qui font des lignes.
Je les connais, je les fréquente, les lignes,
sans conclusion, sans fin, leurs retours,
leurs accidents, leur apparente vitesse,
leur durée tenace, leur persistance, leur urgence.” 0
A partir de 1979, Pierrette Bloch utilise la maille de crin dans ses sculptures mais c’est en 1982 que ce geste trouve dans la ligne sa forme définitive et répétée la plus tenue possible et la plus radicale. Des crins noirs minces et longs sont montés sur un fil de pêche non visible tendu à quelques millimètres de la surface blanche du mur. Ils se dédoublent dans leur ombre projetée sur la cimaise qui construit un volume. A cette œuvre tout à la fois objet et forme vient se nouer depuis 1992 le déploiement de compositions en lignes de points d’encre sur papier. Cela constitue aujourd’hui les uniques productions en séries infinies auxquelles se consacre l’artiste. Points, lignes et mailles multipliés à l’envi comme une litanie de l’ouvrage émanant de l’atelier. Un formalisme réduit à sa plus simple expression dont le risque serait de ne reproduire inlassablement que le même objet s’il n’était un Art, fruit d’une rigueur conceptuelle intransigeante, d’une ascèse esthétique poétique.
Ligne de crin est un engagement dans un art qui développe un propos autonome, qui n’adhère pas aux représentations du monde dans lequel nous vivons. Une œuvre abstraite dans sa quête la plus absolue, une œuvre romantique et obsessionnelle, un singulier “syndrome de Pénélope” 1 transfiguré en Art.
La sculpture 2 de crin est à la fois matérielle et immatérielle, une dynamique à la fois dionysiaque et saturnienne. Elle s’appréhende d’abord à l’échelle du mur comme un horizon lointain et tronqué, comme un mince segment noir qui se dessine à peine. Si on se place au pied de la ligne, sur la ligne blochienne, elle nous entraîne. L’œil est une sorte de “tête de lecture” qui glisse de gauche à droite et inversement comme sur une indicible partition écrite pour lui. Son “presque rien”, son “un début et une fin” nés d’un point de vue éloigné n’ont plus cours. La nature de la ligne se révèle “toujours autre”. On perd le fil quand on pénètre le corps de l’œuvre. On parcourt du regard l’émergence du crin qui résiste à l’à-priori narratif minimal. C’est le détail que l’on voit à peine et qui, lorsqu’on le regarde crève les yeux. Le détail comme accessoire irréductible et excentrique qui change ou sublime tout par glissements de la visibilité/lisibilité. Le concept de ligne se redéfinit sur une substance autrement plus poétique que la droiture du trait. L’expérience de la matière nous emporte en silence. “Je voulais une trace, cela a été l’entrée d’une forêt, un réseau de plus en plus intime où j’accumulais les pas et les détours. Jusqu’au vertige, j’ai déroulé moi-même un fil dans un labyrinthe jamais quitté. J’ai cru trouvé un fil, j’ai trouvé des mémoires.” 3
La geste du détail se révèle chaque fois proche et différente, comme figure de style généreuse et joueuse : la plasticité des crins intriqués, la réminiscence des mailles, la résistance des brins, l’ornementation des boucles, la rythmique des bouloches, all-over linéaire, les resserrements filaires, la géométrie informe, l’enchevêtrement débridé, les nœuds libératoires, les tortillons échevelés, l’érotisme sourd des poils enlacés… On se retrouve alors à la distance de l’artiste-même au moment où elle compose l’œuvre, le moment de l’œuvre-en-soi : “Le désordre dont je voudrais parler est comme un non-choix où je m’enfouis, où je suis à l’écart pour commencer. (…) Ces choses sont là, je ne les nomme pas, je ne les vois pas. Et puis cela se fait, m’éveille et me surprend : un rythme, une cadence, une forme. Une aventure peut commencer.” 4
luc jeand’heur
0 Pierrette Bloch, Ligne, 10 mai 2002, extrait de Pierrette Bloch catalogue de l’exposition au Centre Pompidou aux éditions du Centre Pompidou, 2002
1 Le syndrome de Pénélope est une affection que connait celui qui travaille volontairement ou non, consciemment ou non, à défaire continuellement son propre travail.
2 Une Ligne de crin est la moitié du langage plastique particulier à Pierrette Bloch, elle n’est pourtant ni dessin ni écriture mais bien de l’ordre d’un bas-relief, du vocabulaire plastique de la sculpture.
3 Pierrette Bloch, Mailles et mailles de crin : mémoires, 1982
4 Pierrette Bloch, L’ordre et le désordre, 1998/2002, extrait de Pierrette Bloch catalogue de l’exposition au Centre Pompidou aux éditions du Centre Pompidou, 2002