retour

Cecilia Vicuña

Née en 1948 à Santiago (CL)
Vit et travaille à New York (US)


¿Qué Es Para Ud. la Poesía?

1980
Vidéo, couleur, sonore
durée : 23'
Acquisition: 2009


« Laissez-moi vous dire ceci : la politique et les conflits sont condamnés à disparaître. Et ce jour-là, il ne restera en ce monde que l’Art, avec un grand A. »1

Qu’est-ce que la poésie pour vous ?

En 1980, la poète et artiste chilienne Cecilia Vicuña a arpenté une caméra à la main les rues de Bogota avec cette demande à tous ses divers occupants, passants et pratiquants. Une question pour lors existentielle. Une forme étrange de brainstorming culturel du corps social par un vidéo-trottoir mené comme une médiation culturelle inversée où le poète joue un temps donné le public. Une manière à la fois militante et sensible de questionner l’âme de la capitale en prise directe avec les acteurs de ses espaces publics.
La « Grande Ville » se révèle alors non déshumanisée, espace mental et théâtre d’une culture qui dépasse tout ce qui est personnel. Les réponses improvisées parfois surprenantes des « gens » (passants, enfants, mendiants, prostitués, policiers, habitants des bidonvilles…) dénotent la richesse en Colombie d’une oralité de la culture et d’une culture de l’oralité.

Bogota est une ville dont une violence complexe et généralisée s’est emparée depuis longtemps, mais qui vit un quotidien normalisé en dépit de toute l’incertitude que ce mal endémique implique. Ce climat de « barbarie » qui nous apparaît aujourd’hui comme une carte postale2 existait déjà à son échelle en 1980 au moment du tournage de ce film.
On pourrait penser que « la Poésie est ailleurs » mais Cecilia Vicuña oppose à cette vision de Bogota une démarche ethnopoétique optimiste paradoxalement politique et sentimentaliste. Au milieu de cette violence invasive, il y a des hommes et des femmes. L’artiste se confronte à la ville en tant que paysage urbain et humain avec cette idée que poésie et cité sont à priori toutes deux des lieux communs. Elle fait le choix de circuler hors des lieux de culture, en direction des individus à priori en marge de la littérature et de la culture dominante où la Poésie peut sembler objet de légende, en quête d’énergies, de souvenirs, de sentiments, de paroles, de storytelling plutôt que de méditations universitaires et autres discours savants de la profession. Pour faire résonner au lieu de définir.

Si on s’accorde sur une définition de la Poésie comme d’un Art du Langage, ce concept laisse en suspens une spécification protéiforme qui, comme le montre le film, change au gré des rencontres.
Le film « marche » sur le même principe d’échange-don qu’un poème. La première réponse que le film de Cécilia Vicuña inspire au regardeur est en fin de compte : ¿Que es para Usted la Poesía?, 1980. Et comme cette œuvre fait poème, et bien qu’un poème fasse une infinité de choses, il ne donne pas de réponse. Il donne à penser : la Poésie n’est pas un miracle ; la Poésie rend palpable une liberté d’expression ; la Poésie fait de nous des « hommes-livres »3, c’est-à-dire des hommes-libres ; la Poésie est poésie… Et l’humanité en chacun de nous, c’est la poésie.

C’est à nous d’envisager une réponse.

Qu’est-ce que la poésie pour vous ?

Luc Jeand’heur

1 Kadokawa Haruki, Matsuo Shugo, Takahashi Yutaka, Tanaka Yoshiki, Les Chroniques d’Arslân, 1994-95

2 la Colombie a le taux d’homicides le plus élevé au monde

3 Ray Bradbury, Fahrenheit 451, 1953