Née en 1943 à Santiago du Chili (CL)
Vit et travaille à Santiago (CL)
1979
Vidéo couleur, non sonore
durée : 4' 45''
Acquisition: 2009
Lotty Rosenfeld fut un membre actif du collectif chilien CADA (Colectivo Acciones de Arte), formé en 1979 au Chili en réaction à la dictature du général Pinochet. Multipliant les actions dans l’espace public, le groupe associait l’activisme social et politique avec certaines formes de l’art conceptuel et de la performance. Dans cette perspective, Lotty Rosenfeld a développé un travail polymorphe, s’attachant à contester différentes formes de pouvoirs officiels et à éclairer les zones de conflits qu’ils dessinent et entretiennent avec des positionnements individuels ou marginaux. Opérant sur les limites et les frontières, ses performances, vidéos et installations s’organisent directement contre la brutalité d’un ordre social autoritaire. La vidéo Une milla de cruces sobre el pavimento réalisée à Santiago en 1979 est le témoignage d’une performance réalisée dans l’espace public. Elle suit la progression de l’artiste tandis qu’elle scotche des bandes blanches en travers des lignes discontinues des voies de circulation sur la route. Ce faisant, elle transforme ces marques de démarcation en une frise de croix. C’est donc, à première vue, d’un travail de dessin à l’échelle du paysage dont il pourrait s’agir. Une pratique fondée sur la répétition d’un motif géométrique minimaliste, la croix, dont on connaît la complexité référentielle : symbole christique de sacrifice et de rédemption, signe funéraire, mais aussi rencontre accidentelle de la verticalité et de l’horizontalité, collision des contraires, la terre et le ciel, le bien et le mal, l’homme et la femme, etc. Des peuples primitifs jusque chez les adeptes mystiques de la Rose-croix, la croix est souvent le signe de l’unité physique et spirituelle.
Mais au-delà de cet aspect formel, ce qui motive l’artiste est ici bien plus directement politique. Symboliquement, elle investit l’espace contrôlé par un régime social, en en détournant un signe fonctionnel qui organise quotidiennement la circulation, et donc le contrôle des flux et des corps. Elle substitut donc à ce code de régulation, un autre code, transgressif tant il reste indéterminé par rapport à la normalisation admise et reconnue par tous. Un acte de guérilla graphique appuyé par le caractère anonyme du geste, qui refuse d’être circonscrit dans le champ de l’art ou de la création pour celui qui le voit et l’expérimente. Depuis lors, l’artiste a répété cette action de manière nomade, toujours hors des institutions artistiques, en privilégiant des sites stratégiques ou symboliques comme à Berlin, sur la Place de la Révolution à La Havane ou devant la Maison Blanche à Washington, comme le présente l’ensemble de l’archive photographique et vidéo acquis par le FRAC Lorraine. Son utilisation répétitive du motif de la croix, « arme critique », relève de techniques de désobéissance, d’insoumission à un ordre linéaire et frontalier des choses, tout en étant un symbole de rencontre et de réappropriation de l’espace public. Au delà de ces contextes particuliers, ce geste de Lotty Rosenfeld, pourrait bien être une métaphore plus globale de la position de l’artiste, inscrivant les signes d’une individualité incontrôlable au sein d’un espace surdéterminé, contestant un ordre linéaire de l’organisation du monde et assumant le rôle d’éternel outsider au cœur du collectif.
Guillaume Désanges