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Luis Camnitzer

Né en 1939 à Lübeck (DE). Vit et travaille à New York (US)


Two Parallel Lines

1976
Impression sur feuilles A4 ou écriture murale, objets divers
50 x 1500 cm / Dimensions variables
Acquisition: 2008


Les mots et les choses.

Deux lignes horizontales et parallèles sur un mur. L’une est formée de divers matériaux trouvés, fixés en enfilade comme dans une sorte de relais solidaire: fils, ruban adhésif, bout de corde, morceau de crayon, etc. L’autre, 15 cm au dessous, est un ligne manuscrite, énonçant une suite de formules lapidaires qui sont autant de titres possibles ou de commentaires de l’œuvre elle-même. À la fois notes de bas de page et formalisation d’une pensée au travail, ces bribes poético-philosophiques évoquent tour à tour l’horizon, la frontière, l’exclusion, la trajectoire, mais aussi la platitude et la mort. Deux lignes parallèles, donc, l’une virtuelle et littéraire, l’autre réelle et plastique. Deux lignes parallèles dans l’espace, mais aussi dans leur essence même, et qui ne se rencontreront jamais : les mots et les choses. Irréductible distance entre le visuel et le discursif, entre l’œuvre et le discours. On retrouve dans ce travail hybride toute la singularité de l’artiste uruguayen (émigré aux Etats-Unis) Luis Camnitzer : une tension fondamentale entre le poétique et le conceptuel. En effet cette forme tautologique et autoréférentielle est propre à l’art conceptuel : l’énoncé qui remplace la forme, et le protocole qui s’oppose à l’aura de l’objet unique (la phrase doit être réécrite sur le mur et les objets peuvent être changés à chaque exposition). En contrepoint, l’œuvre reste discrètement matérielle et sa partie graphique relève même partiellement du calligramme, cher à Apollinaire, qui dans un mouvement inverse de la dématérialisation conceptuelle, transforme l’écriture en objet, en forme figurative. Par ailleurs, l’artiste joue avec humour et ambiguïté d’un des motifs structurants de l’art minimal : la ligne droite, guide spirituel et formel de la modernité, qui symbolise la stabilité, la vérité et la rigueur contre l’hésitation, la contorsion et le mensonge. Dixit Sol LeWitt : “Le dessin d’une personne n’est pas une personne, mais le dessin d’une ligne est une vraie ligne”. Ici, cet absolu ontologique est joyeusement subverti.
Mais attention, ce travail n’est pas replié sur de purs enjeux artistiques, mais apparaît bien plus ouvert sur le monde. Au-delà de ces subtils questionnements sur la représentation, il faut, comme toujours chez Camnitzer, y déceler des signes plus profonds et cachés sur la relation de l’art au politique. D’abord l’œuvre manifeste clandestinement certains motifs autobiographiques : la frontière, le transculturel, l’enfermement. La ligne droite est une séparation par nature incontournable, une forme de laquelle on ne s’échappe pas. Elle a donc un écho tout particulier chez un artiste longtemps exilé forcé aux États-Unis, et très concerné par la situation des dictatures sud-américaines dans les années 1970. Par ailleurs, cette collection d’objets banals agencés renvoie à une esthétique de type carcéral, pragmatique et pauvre, faite de graffitis, de bouts de ficelle, de rebuts et de récupération. Sa facture n’est pas sans rappeler d’autres travaux de l’artiste sur les prisonniers politiques, les torturés ou les condamnés à mort. Plus profondément, cette double ligne graphique et littéraire pourrait bien être une métaphore de cet écartèlement fondamental de l’artiste, et qui donne toute la force à son travail. Écartèlement culturel, géographique, mais aussi artistique. De l’impossibilité de rejoindre les deux versants de son rapport au monde : le politique et le réel d’un côté (les objets), le conceptuel et le poétique de l’autre (les mots). La ligne comme un fil tendu sur lequel l’artiste, tel un funambule, évolue dans la création.

Guillaume Désanges