retour

Anna Maria Maiolino

Née en 1942 à Scalea (IT)
Vit et travaille à Sao Paulo (BR)


In-Out (Antropofagia)

1973
Film super 8, couleur, sonore, transféré sur dvd en 2000.
durée : 8’14’’
Acquisition: 2007


“Le silence reste derrière / Les bruits de kilomètres de gens jouant à pile ou face / Mais n’efface pas / Brandis les bras de la mère en prolongement des tiens et jure / Je jure entendre le silence derrière / Regarde, le vent pèse autant que les chaînes…

Le jour est le brouillon de la nuit / qui est le brouillon du jour / qui est le brouillon de la nuit / qui est le brouillon du jour…"0

Ses trois ans d’exil new-yorkais1 déterminèrent Anna Maria Maiolino à remettre en question sa propre identité de femme, de brésilienne d’adoption, d’artiste. Etrangère en rupture, mère de famille sud-américaine, elle fut confrontée à une mégapole internationale qui proposait à l’époque existences et utopies entre réel capitaliste et révolutions sociales aux antipodes du Brésil – le Féminisme en premier lieu. Elle fut confrontée à un handicap existentiel de langue – ne parlant pas Anglais. Elle fut confrontée, en tant qu’artiste, à d’autres avant-garde occidentales à assimiler.
Plaçant son corps au cœur de son œuvre, son travail s’éloigna alors de la radicalité conceptuelle du Néoconcretisme 2 dans un formalisme plus expérimental, revendiquant subjectivité et organicité, une poétique de langage, de corps, intimes et politiques.

A son retour à Rio en 1971, le régime brésilien avait atteint ses heures les plus sombres. Son art entra dans une contestation politique partiellement intériorisée qui confrontait l’ordre social totalitaire aux questions existentielles.

In-Out (Antropofagia), son premier film expérimental en Super-8 s’inscrit dans ce contexte de résistance, écho violent et traumatisant. Composé de gros plans serrés successifs, il exprime les actes grotesques d’une pièce dont les acteurs – la bouche d’un homme et celle d’une femme – sont pris dans un jeu forcé : bâillonnée avec du scotch ; essayant de parler sans articuler, les dents serrées ; bouchée par un œuf 3 ; grimaces sourdes de lèvres rouges ou noirs maquillées comme des crimes ; danses votives corrompues ou agonies convulsives de la parole ; avalant de longs fils noirs, conducteurs aliénants d’une sombre destinée régurgitée en meli-melo multicolore pour se tisser un nouveau monde. Les bouches sont réduites au silence. La bande-son psychédélique de Laura Clayton de Souza, mix hypnotique de sons gutturaux, de rires étranges, de percussions ritualisantes, attise le malaise.

Y se joue sur une forme proche et une mise en scène plus radicale : alternance de noirs – point de vue subjectif – et de plans de la bouche de l’artiste, les yeux bandés, qui s’ouvre lentement comme pour crier sous la torture. La bouche privée de voix est comme un trou noir obscène. La bande-son off superpose un couinement perçant, des mots susurrés et une liste de torturés et de morts égrenée par nom, race, profession.

Le médium vidéo permet la création d’œuvres “performatives” où l’artiste se place dans l’urgence de l’action et propose au public un objet avec un temps donné et des images d’une autre nature que les mass média à la solde du pouvoir. Son aura de nouveauté, originale et “sans Histoire”, le rend plus difficile à décrypter par la culture officielle.

La bouche renvoie à une évidente symbolique “dévorante”. Lieu d’échange intérieur-extérieur, de déversement et d’absorption, la bouche est le seuil de l’humanité.
Le gros plan qui n’est raccord à rien permet paradoxalement une mise à distance fascination-répulsion. Sous une dictature, pas d’innocence possible. La bouche est dé-figurée et chargée de dramaturgie. Les corps humains sont littéralement mis en morceaux. On se situe dans l’irreprésentable et dans l’indicible.

Le pouvoir totalitaire peut tout interdire, il ne peut empêcher les cauchemars, la souffrance et leurs révoltes. La poésie et l’art sont des refuges pour un Brésil en résistance. Le corps poétisé/politisé d’Anna Maria Maiolino parle de reprendre corps -individuel et social, de redevenir des sujets parlants, même réduits à exprimer haut et fort le discours du silence. L’art, même contrarié, est libérateur.

Luc jeand’heur

0. PROGRAMME (A.Michniak / D. Bétous), extrait de la chanson Le jour est le brouillon de la nuit tirée de l’album Mon cerveau dans ma bouche, 2000

1 Anna Maria Maiolino a passé de 1968 à 1971 avec sa famille trois ans d’exil à New York dans le sillage d’une diaspora artistique brésilienne, notamment Helio Oiticica, Luis Camnitzer et son mari, Rubens Gerchman.

2 Le Concrétisme brésilien nait après la 2e guerre mondiale avec comme fondation les courants abstractionnistes modernes de la première moitié du XXème siècle (Bauhaus, De Stijl, Suprématisme et Constructivisme). L’art concret brésilien obéit ainsi aux dogmes de son modèle européen : il n’est plus question de réalité, mais de structures et de plans liés entre eux, de formes en séries et de géométriques auto-expressives. Le Néoconcretisme voit lui le jour en 1959 à Rio de Janeiro, à travers la publication du Manifeste Néo concret et s’inscrit dans le Concrétisme brésilien mais sous une forme de rupture avec le concept de pure visualité de la forme pour lui développer une forte articulation entre art et vie. Les néo concrets, redéfinissent l’art concret comme moyen d’expression humaniste mettant en œuvre la liberté d’expérimentation, la subjectivité, le sensible et l’émotion, le rapport entre artistes et spectateurs.

3 Littéralement “fait des enfants et tais-toi”.

www.annamariamaiolino.com