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Lida Abdul

Née à Kaboul, Afghanistan (AF) en 1973. Vit et travaille entre Kaboul (AF) et Los Angeles (US).


What we saw upon awakening

2006
Film 16 mm transféré sur DVD, couleur, son. Production Frac Lorraine
Durée 6’53’’
Acquisition: 2006


Depuis plus de dix ans, l’artiste afghane Lida Abdul formule dans ses vidéos, films et performances une critique systématique de l’architecture et de l’environnement bâti. Au moyen d’une analyse du rôle du monument et des ruines dans la culture contemporaine, elle propose un récit qui va à l’encontre des préoccupations dominantes des politiques d’aménagement urbain et de leur signification. La vision du domicile et du lieu que développe l’artiste est fortement imprégnée de son expérience, passée et présente, d’individu nomade ; ainsi, ce n’est que récemment qu’elle est retournée en Afghanistan, après des années passées aux États-Unis et en Europe, notamment en tant que réfugiée sans passeport.

À l’instar de certains de ses travaux antérieurs, la vidéo What we saw upon awakening [Ce que nous avons vu en nous réveillant], produite en 2006 par le Fonds régional d’art contemporain de Lorraine, intrigue par son silence, l’emploi sélectif et circonstancié d’un fond sonore dégageant une impression de minimalisme cinématographique. Au-delà de ce rapprochement formel au minimalisme, il ne fait pas de doute que le choix du silence est le fruit d’une stratégie conceptuelle censée faire allusion aux implications des décisions politiques qui affectent les sans-parole, les sans-abris et autres spoliés.

What we saw upon awakening montre une douzaine de jeunes hommes, vêtus de noir, qui tentent de dégager les débris épars d’une maison de Kaboul détruite par des bombardements, une ruine témoignant des conflits armés qui minent la région depuis des dizaines d’années. Ils tirent sur des cordes qu’ils ont attachées aux piliers de la maison comme s’ils voulaient démolir ce qui en restait. Les cordes forment alors une image complexe et évocatrice. Elles semblent dessiner une toile, sorte d’enchevêtrement dont la forme est aussi biomorphique que celle d’une pieuvre, et dans laquelle s’entremêlent des souvenirs de ruine, de cataclysme et d’histoire.

Les cordes qui dominent l’image dans What we saw upon awakening font par ailleurs penser à une série d’œuvres de Gordon Matta-Clark. Au-delà des déconstructions, des fissures et des découpes qui ont fait la réputation de son œuvre (et avec lesquelles les travaux antérieurs de Lida Abdul partagent des affinités), ce sont les travaux où il utilise des cordes qui induisent la comparaison. Dans Jacob’s Ladder (1997), qu’il créa pour la Documenta 6, Gordon Matta-Clark fit grimper une échelle de corde du sol vers la pointe d’une grande cheminée. Dans sa proposition initiale, il avait prévu de tisser une toile entre trois ou plusieurs cheminées, mais il dut finalement se rabattre sur une seule tour et modifia son intervention en conséquence, qui, au lieu d’habiter le ciel, prit ainsi l’image d’une ascension céleste. Le dessin préparatoire de Gordon Matta-Clark montre « (…) une structure en corde à cinq bras, suspendue à mi-hauteur entre trois cheminées d’une hauteur de 90 mètres et distantes de 140 mètres. Il est prévu que les câbles porteurs s’étendent de la base de chaque colonne vers le sommet de celle qui lui fait
face.»1

Bien que le contenu de travaux tels que Jacob’s Ladder et What we saw upon awakening ne soit pas identique, une sensibilité commune relie les deux artistes à un niveau plus élémentaire. Tous deux ont ainsi systématiquement fait usage des langages du film et de la vidéo pour approcher l’architecture comme moyen de réflexion sur la condition de l’homme. Leurs travaux présentent en outre un aspect performatif qui questionne l’objet traditionnel, « fondationnel » et autonome. L’architecture devient alors processus plutôt qu’objet – une implication récurrente dans les œuvres des deux artistes. L’une des scènes dans What we saw upon awakening montre des hommes en train de creuser un trou dans la terre avant d’y placer une pierre. L’enterrement de cette pierre correspond à une mise en terre de l’objet statique de l’architecture et de sa valeur dans la culture occidentale. Il ne s’agit pas là d’un rejet de l’espace ou de bâtiments au sens simple d’une opposition, mais d’un lien entre le travail de Lida Abdul et une lecture contemporaine de la « non-architecture », notamment celle de Georges Bataille.

À l’image de vidéos plus anciennes de Lida Abdul – telles que White House (2005) ou Untitled (Tree) (2005) – What we saw upon awakening réfléchit également à la représentation de la ruine ou à la signification et au destin ultérieurs de lieux de catastrophe, de mort et de commémoration. La vidéo possède une sensibilité ambiguë et poétique, ménageant le doute quant à la finalité du travail effectué par les hommes. Les images apparaissent comme dans un rêve, à la fois crédibles et pourtant incroyables. L’action de tirer sur la corde peut être interprétée comme un étayage ou un effort de sauvegarde s’appliquant à une structure qui est condamnée à s’écrouler avec ou sans intervention humaine. C’est la coquille d’une ancienne structure déjà à moitié disparue. Les protagonistes seraient-ils en fait, contre toute probabilité, en train de soutenir le bâtiment ? L’ambiguïté de leurs actions permet en tout cas au spectateur de projeter sur l’œuvre ses propres réflexions et interprétations.

Dans l’islam, le corps est enterré à même la terre ; l’association provoquée par l’enterrement de la pierre dans What we saw upon awakening souligne en l’occurrence sa nature commémorative. À la fois mémoire et commémoration, la pierre signifie davantage que sa singularité littérale. En effet, alors que la pierre nue, enterrée, véhicule une référence à l’islam, le travail de Lida Abdul se réfère également à la culture occidentale. Dans l’architecture occidentale, la pierre possède ainsi un statut iconique que critiquent les travaux récents de l’artiste.

L’artiste Jimmie Durham a lui aussi utilisé la pierre comme un symbole puissant de la culture européenne – particulièrement du point de vue d’une culture indigène ou nomade, avec ses sensibilités et valeurs intrinsèquement différentes concernant l’aménagement urbain –, qui se prête bien à la critique des cultures occidentales colonisatrices. Il se peut d’ailleurs que Jimmie Durham se rapproche plus explicitement de Georges Bataille puisqu’il le cite dans ses écrits.

« L’architecture », dit Bataille, « est l’expression même des sociétés, de la même façon que la physionomie humaine est l’expression de l’être des individus. Toutefois, c’est surtout à des physionomies de personnages officiels (prélats, magistrats, amiraux) que cette comparaison doit être rapportée. En effet, seul l’idéal de la société, celui qui ordonne et prohibe avec autorité, s’exprime dans les compositions architecturales proprement dites. Ainsi les grands monuments s’élèvent comme des digues, opposant la logique de la majesté et de l’autorité à tous les éléments troubles : c’est sous la forme des cathédrales et des palais que l’Église ou l’État s’adressent et imposent silence aux multitudes. Il est évident, en effet, que les monuments inspirent la sagesse sociale et souvent même une véritable crainte. La prise de la Bastille est symptomatique de cet état de choses ; il est difficile d’expliquer ce mouvement de foule, autrement que par l’animosité des peuples contre les monuments qui sont ses véritables maîtres.»2
(…)

Anthony Kiendl

1 Thomas Crow, « Gordon Matta-Clark » in Gordon Matta-Clark, Corinne Diserens (éd.), Phaidon, Londres 2003, p. 105.

2 Georges Bataille, « Architecture », in Document, no. 2, mai 1929, Œuvres complètes I, 1922-1940, Gallimard, Paris 1970, p.171.