Né en 1965 à Laxou (FR).
Vit et travaille à Paris (FR).
1997-2006
Installation sonore pour 5 haut-parleurs et sous-titres
Acquisition: 2006
Le travail de Dominique Petitgand, exclusivement sonore, consiste à enregistrer des personnes au cours d’entretiens, puis à découper, fragmenter et remonter leurs paroles en créant des formes de dialogues sans réponses, composés avec de la musique ou des sons. De paradoxaux dialogues à un seul interlocuteur, qui s’appuient sur des modes variés d’apparitions de la parole et une économie précise du son (à travers les silences, notamment) pour créer des corps phonétiques dont signifiant et signifié restent équivoques. Dans cette perspective, l’installation pour cinq hauts parleurs La Cécité est basée sur le témoignage d’une femme racontant un souvenir d’enfance : un parcours dans le noir dans une maison. Ce faisant, cette œuvre manifeste l’extraordinaire multitude des types de récits qui peuvent émerger d’un discours a priori banal.
Ce pourrait d’abord être un récit de voyage. Une expédition haptique et nocturne, du bout des doigts, entre des toilettes et une salle à manger, racontée sous la forme d’une visite guidée, avec à chaque étape une description des matières, des odeurs et des sons. Une invitation à explorer, de mémoire, les univers et les gouffres sensoriels qui se succèdent sur une distance de quelques mètres dans un intérieur familier1. Mais c’est aussi un récit traumatique qui décrit une angoisse infantile, revécue comme sous hypnose, dans une visée cathartique. Une manière de refouler cette peur profonde et archaïque de l’obscurité, assimilable à une perte des sens. De fait, cet effroi primitif opère pour l’auditeur comme un paradoxal « intime souvenir commun ». Dès lors, il s’agit aussi d’un récit initiatique. Un itinéraire philosophique à travers le temps et l’espace. Un départ dans l’obscurité de la névrose et un achèvement dans la lumière de la raison, en passant par des épreuves édifiantes symbolisées par ces tâtonnements incertains. La saga universelle de la constitution d’une individualité dans la peur, la souffrance et la volonté, comme dans les versions primitives de certains contes populaires2. Mais la scansion sonore, sourde et inquiétante qui accompagne le récit jusqu’au bout, l’évocation d’un étrange « trou » et ces échos surnaturels de matériaux usuels s’apparentent aussi à un récit fantastique. Une suite de déraillements sensibles au cœur du quotidien, familiers mais jamais rassurants. Voire, ce pourrait être un récit d’anticipation, qui concentre les ingrédients implicites d’une intrigue policière. De quoi cette femme a-t-elle peur ? Va-t-elle arriver jusqu’à la porte ? Qu’y a-t-il de l’autre côté ? Il y a là un véritable suspens à l’œuvre, souligné par un traitement sonore et des cadrages dramatiques : l’angoissante obscurité, le récit fragmenté, la mémoire vacillante, l’invisibilité du danger. C’est enfin un récit poétique : une allégorie de l’enfance perdue soudainement retrouvée, avec ses désarrois et ses enchantements, ses craintes et ses espoirs. Un traitement mélodique du récit qui, pour exprimer d’ineffables émotions, recourt à des correspondances synesthésiques, un tempo, des ruptures de rythme, des harmoniques, et nous transporte dans des univers à la fois reconnaissables et sentimentalement troubles.
Guillaume Désanges
1 D’ailleurs, le travail de la mémoire est toujours assimilable à un récit de voyage. Solomon Veniaminovitch Shereshevsky (célèbre prodige à la mémoire eidétique, modèle de Peter Brook dans Je suis un phénomène) expliquait lui-même que pour se souvenir d’une suite infinie de mots, il lui suffisait de les déposer mentalement le long d’un chemin familier de son enfance, qu’il n’avait plus qu’à parcourir pour les recueillir et les restituer.
2 Voir particulièrement l’histoire du Petit Chaperon rouge dans ses versions originelles, où la petite fille se voit proposer par le loup de choisir entre le « chemin des épingles » et celui « des aiguilles » (deux métaphores du passage à la puberté) pour rejoindre la grand-mère.