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Teresa Margolles

Née en 1963 à Culiacan, Sinaloa (MX)
Vit et travaille à Madrid (ES)


El Baño

2004
Vidéo, couleur, sonore
Durée : 1'
Acquisition: 2004


Le clair-obscur laisse tout juste discerner un torse d’homme, jeune et athlétique. Et voilà soudain cette beauté idéale aspergée d’une eau violemment balancée, par seaux entiers. Terrible baptême : c’est l’eau des morts qui vient, à intervalles réguliers, bouleverser ce corps, et cette courte vidéo. Car, pour chacune de ses œuvres, Teresa Margolles tire sa matière première de la morgue de Mexico, où elle travaille depuis 1990. Chargée de la graisse des corps autopsiés, du souvenir de ces cadavres, pour la plupart anonymes, et de leur mort souvent violente, cette eau devrait finir dans les égouts de la ville. L’artiste mexicaine la récupère et lui donne forme: elle peut devenir, dans l’espace d’exposition, bulles de savon, vaporisation, ou goutte d’eau qui obstinément tombe du plafond jusqu’à former un curieux amas de graisse. Aucune distance critique possible, ni aucune protection… L’œuvre submerge le visiteur ; elle le pénètre, courtcircuitant toute réflexion. C’est de plein fouet qu’elle s’offre à lui, confronté soudain à la mort sans mystique ni rituel. En cela, la vidéo
El Bano peut être comprise comme générique de toute l’œuvre de Teresa Margolles : une mise en abîme de ce corps engagé, physiquement et mentalement, dans un face-à-face douloureux avec le tabou de la mort. «Ce geste que je fais lorsque je jette l’eau sur ce jeune homme est pour moi une façon de jeter cette eau à la face de l’histoire de l’art»1, explique l’artiste.

Partie d’une esthétique beaucoup plus baroque, Teresa Margolles fonde en 1990 le groupe Semefo (qui signifie «service médico-légal»), ne craignant pas à cette époque d’aller jusqu’à exposer des fragments de cadavres. Mais elle évolue peu à peu dans ses installations, sculptures ou photographies vers des formes beaucoup plus minimalistes, consciente de la nécessité de refuser l’appel au spectaculaire dans une société «déjà submergée d’images de l’horreur»2. En ce sens, elle se rapproche de son confrère et ami Santiago Sierra, qui investit lui-aussi le minimalisme pour en révéler le caractère idéologique. Aujourd’hui, la question de la mort s’instille dans les œuvres de Margolles plus qu’elle ne s’impose. Apparemment anodines, et pourtant absolument chargées, elles portent le macabre en filigrane, et invitent le visiteur à une méditation aussi politique que métaphysique. Une morgue n’est pas pour elle l’objet d’une curiosité morbide, mais bel et bien une manière, sans détour, de connaître et comprendre le monde. Dans ces derniers vestiges de la vie, c’est toute la douleur de son pays et de son continent qu’elle porte et recueille : ses criantes inégalités sociales, dont elle est témoin chaque jour à la morgue, tant il est vrai que «les pauvres et les riches ne meurent pas de la même façon»3 ; sa violence effrénée, que les politiques oublient consciencieusement. À cette rage de dénonciation, qui fait de chacune de ses œuvres un cri lancé à la figure tranquille de l’amateur d’art, elle mêle la déchirure de Georges Bataille et le pessimisme de Cioran. Pourquoi l’art aurait-il, lui, droit au repos ?

Emmanuelle Lequeux

1 In Teresa Margolles, Frac Lorraine, Metz, 2005.

2 In entretien avec l’auteur, publié dans Beaux-Arts magazine, mai 2005.

3 Idem.