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Yvonne Trapp

Née en 1964 à Hockenheim (DE)
Vit et travaille à Bruxelles (BE)


The Human Y Code

2000
Livre, 2202 pages, impression laser noir et blanc Éditions Walther König, Cologne
29,5 x 21 x 9,5 cm
Acquisition: 2002


Dans le radical SCUM Manifesto1, Valerie Solanas, celle qu’Andy Warhol (après qu’elle lui eût tiré dessus) qualifiait de «vraie catastrophe», entreprend une destruction sans merci de cet être situé «dans cette zone crépusculaire qui s’étend du singe à l’humain»: l’homme. Dans le style imagé qui caractérise son pamphlet, elle écrit : «Le mâle est un accident biologique, le gène Y (mâle) n’est qu’un gène X (femelle) incomplet, une série incomplète de chromosomes. En d’autres termes, l’homme est une femme manquée, une fausse couche ambulante, un avorton congénital.» Si l’explication incisive de Valerie Solanas s’embrouille dans quelques approximations scientifiques, l’idée, toute excessive qu’elle apparaît à travers le choix du vocabulaire utilisé, n’en reste pas moins foncièrement juste. Gageons que l’homme ne soit pas qu’un «avorton congénital», génétiquement pourtant il n’est pas défini par autre chose qu’un chromosome incomplet. La différenciation des sexes apparaît d’abord comme le fait d’un déterminisme biologique et ensuite comme celui de données culturelles. Et les arguments des féministes, qui reprenaient en cœur la célèbre formule de Simone de Beauvoir «on ne naît pas femme on le devient» n’étaient que partiellement justes. Car, pourrait-on dire, avant d’être une construction la sexuation est une donnée.
Savoir si Yvonne Trapp a longtemps cherché, dans sa vie privée, un homme éternel n’a en soi que très peu d’importance dans le fait qu’elle a finalement choisi de le créer2. L’expérience réelle et le sentiment personnel placés à l’avant-scène par l’art féministe des années 1970 («l’intime est politique») ne sont pas de mise dans son œuvre. La plasticienne, plutôt que de s’engager dans une inépuisable entreprise «d’élucidation de l’identité de la femme artiste ; de son corps, de sa psyché…» (tel qu’Ulrike Rosenbach a défini l’art féministe3) préfère entamer une recherche de l’altérité. Après avoir mené sa réflexion dans le champ sociopolitique en pointant avec justesse l’absence de muse masculine dans l’art et en s’interrogeant sur ce que pourrait être ce modèle homme4, elle choisit d’examiner avec l’exhaustivité redoutable de l’outil scientifique cette différence élémentaire qui fonde la distinction des sexes. Son œuvre The Human Y Code propose de restituer l’intégralité du code génétique du fameux chromosome Y responsable de la masculinité. Sur 2202 pages, l’ouvrage déroule gènes et protéine mâles. Il est une retranscription fidèle d’informations que l’artiste a trouvé sur Internet, celles-ci incluant ce que les généticiens nomment l’«ADN poubelle» de Y, c’est-à-dire des segments non codant, sans fonction connue ou imaginée, sorte de rebut de l’évolution et qui constitue la majeure partie du chromosome5.
Yvonne Trapp à travers son œuvre décide de faire glisser l’esthétique des sciences naturelles dans le champ des arts plastiques. En formulant ce déplacement, elle attribue au langage scientifique une valeur esthétique mais surtout elle autorise la mise en regard du monde à travers sa retranscription. «[Pour les artistes conceptuels], le spectacle du monde, s’il a du sens, n’existe qu’à travers le langage. Autant donc montrer le langage plutôt que le monde», écrit Michel Gauthier6. Mais la filiation possible trouve rapidement ses limites. L’œuvre d’Yvonne Trapp a en effet ceci de particulier qu’elle émulsionne cette conceptualisation du monde. Par l’usage de la langue scientifique, l’artiste accroche son œuvre à une incontestable réalité, celle du vivant.

Guillaume Mansart

1 SCUM acronyme de Society for Cutting up Men (Association pour tailler les hommes en pièces). Valerie Solanas, SCUM Manifesto, 1968, réédition en français chez Mille et Une Nuits, 2005. Notons que les féministes radicales elles-mêmes se sont désolidarisées de ce manifeste : «_SCUM Manifesto_ et le mouvement radical de libération des femmes ont toujours été en opposition», précise Brooke, collaboratrice de Feminist Revolution.

2 Yvonne Trapp a en effet développé un prototype d’homme éternel (en fait une petite statue aux formes simplifiées) qu’elle a placée au centre de diverses interventions. Ce simulacre servait de prétexte à la mise en place de stratégies de diffusions et de systèmes d’information variés. Il était une conceptualisation d’homme à activer.

3 Ulrike Rosenbach, Köpersprache, Francfort, 1975, citée par Mary Kelly, «Réexaminer la critique moderniste», dans Screen, vol. 22, n° 3, Londres, automne 1981.

4 Cf. la vidéo Les Pommes d’Adam, 1999.

5 Ce qu’il faut savoir : le chromosome Y original aurait contenu, il y a 300 millions d’années, environ 1500 gènes. Depuis, tous ces gènes sauf une cinquantaine ont été rendus inactifs ou ont disparu. Rien n’indique que le processus soit arrêté, le chromosome Y pourrait alors dans quelques millions d’années ne plus contenir aucun gène actif, peut-être alors disparaîtrait-il et les gènes de la masculinité devraient migrer.

6 Michel Gauthier, «Christopher Reeve : Les coulisses du réenchantement», in Fresh Theory, Léo Scheer, Paris, 2005.