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Jo Spence

Née en 1934 à Londres (GB)
Décédée en 1992 à Londres (GB)


Circa 1959, II

1986
Photographie couleur, tirage cibachrome
91 x 61 cm
Acquisition: 1989


À partir de son propre corps, l’artiste photographe Jo Spence explore la manière dont les identités sociales se construisent. Elle propose une réappropriation des usages populaires du médium pour en faire un instrument de rébellion et de thérapie. Il s’agit de conjurer les souffrances produites par la violence inhérente aux modes de vie normalisés par la culture dominante et de réactiver les processus de socialisation du moi afin de reconstruire son identité. Le spectateur est implicitement incité à entreprendre la même démarche pouvant déboucher sur son implication directe via différents dispositifs mis en place lors d’expositions et d’ateliers de photographie pour des collectifs féministes, des groupes de thérapies et des organisations étudiantes. Cette approche visait à substituer à l’idée d’un public universel, l’exploration de différents types de publics au sein desquels les processus de productions et de négociations étaient constamment remis en jeu. Jo Spence s’implique dans le débat théorique du milieu artistique londonien des années 1970 par son engagement dans le mouvement féministe et les questions relatives à la photographie documentaire. Elle écrit beaucoup1, participe à la création de la revue Camerawork et crée à Londres avec Terry Dennett, le Photography Workshop, lieu d’expérimentations, d’expositions et de recherches historiques, où elle mène une activité éducative intense au point de la confondre avec sa pratique : «I finally called myself an educationnal photographer.»2 Du féminisme, elle retient les réflexions sur l’identité – fruit d’une éducation, d’une culture et non d’une essence – et la déconstruction des phénomènes de domination résultant d’une lutte de pouvoir – langage et représentations comme révélateurs des inégalités à partir desquelles se fonde la construction sociale du sujet. Enfin, elle conteste l’hyper-esthétisation de la photographie documentaire pour ses représentations victimisantes qui reproduisent les inégalités qu’elles sont censées dénoncer. Cette critique fut possible grâce à la participation active de l’artiste dans la redécouverte de la photographie amateure révolutionnaire de l’entre-deux guerres: des mouvements comme The worker’s international photography league, étaient des instruments de représentation gérés par des organisations ouvrières qui cherchaient à miner les circuits traditionnels de diffusion de la sphère bourgeoise au moyen de revues. Ce versant refoulé de l’histoire de la photographie était crucial pour des artistes comme Jo Spence ou l’Américaine Martha Rosler : le lien traditionnel entre le photographe et le sujet portraituré était brisé en faveur d’un nouveau sujet producteur et souverain des conditions de sa propre représentation. On comprend dès lors l’entêtement de Spence à refuser de photographier les autres si ce n’est sous forme d’étroites collaborations où les rôles sont interchangeables, et son attachement à des techniques accessibles à tous. Les photographies du milieu des années 1980 appartenant au Frac témoignent de la richesse de l’expérience de collaboration forgée au fil de sa courte carrière (avec la photographe Rosy Martin pour les œuvres en question). Les formes d’aliénation sont alors actualisées, réactivées par les protagonistes qui font resurgir leurs souvenirs en incarnant différents personnages appartenant à leur univers affectif. L’appareil est devenu à la fois miroir et regard porté sur la société : «Une démarche de réappropriation s’est substituée au travail de déconstruction. L’expérimentation mimique des processus d’aliénation a remplacé la distanciation critique.»3

Frédéric Oyharçabal

1 Citons deux ouvrages collectifs : Terry Dennett, David Evans, Sylvia Gohl, Jo Spence, Photography/Politic: One, Photography Workshop, Londres, 1979, et Patricia Holland, Jo Spence, Simon Watney, Photography/Politic: Two, Comedia/Photography Workshop, Londres, 1986.

2 Jo Spence, «Some Questions and Answers», in Putting Myself in the Picture, Camden Press, Londres, 1986, p. 204.

3 Jean-François Chevrier et James Lingwood, Matter of Facts, photographie art contemporain en Grande-Bretagne, Musée des Beaux-Arts de Nantes, 1988, p. 11.