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Rulfo

Biographie

Mundos Nómades_/_Mondes Nomades

Peu importe ne pas savoir comment s’orienter dans une ville. Par contre, se perdre dans une ville comme l’on se perd dans une forêt exige un apprentissage. Les signaux des rues devraient donc parler à celui qui va en errant comme le fait le bruissement des branches sèches, et les ruelles des quartiers du centre-ville devraient lui refléter les heures de la journée aussi clairement que les profondeurs du mont.
Walter Benjamin, «Enfance berlinoise» vers 1900. p.15.

L’art a une tâche à remplir, un devoir à faire. L’art doit chercher obstinément la manière de nous perdre complètement; il doit arriver à nous soustraire de l’attendu, à nous faire perdre nos références et nos paramètres afin d’obtenir l’impensable. L’art doit avoir la capacité de détruire ces chemins en éternel mouvement qui nous ont forcé à marcher.
Le vrai art efface toute marque, toute ligne, tout modèle qui détermine le sens obsédé de la marche. L’art arrête aussi, et arrête tout autant notre mouvement que le chemin même lorsque tout est en mouvement, lorsque tout est inertie.

L’art nous perd, et se perdre, c’est intervertir l’ordre des hiérarchies que tout espace délimité exerce sur le corps pour le commander et lui indiquer où aller. L’ordre fait toujours pression vers l’intérieur. De façon centrifuge, il fait pression sur tout ce qui cherche à s’approcher du contour. Se perdre, c’est le soulagement nécessaire à tout schéma éternel et programmé, c’est la sortie de tout ce qui a été dessiné en pensant à l’intérieur, à l’inclusion et à tout ce qui peut être appréhendé comme seul moyen d’existence et de coexistence possible. L’ordre est une perverse forme de soumission que les sujets réalisent non seulement contre le monde, mais aussi contre d’autres sujets. Ils doivent s’imposer à d’autres sujets pour ordonner le monde pour eux-mêmes.

La perte à laquelle l’art nous conduit est une sorte d’exil, une sortie de cet ordre-là est presque comme une expulsion du territoire connu et identifiable. Mais c’est une sorte d’exil auto conscient et accepté. La perte du territoire est l’expulsion convenue que nous réalisons avec l’art, avec l’oeuvre d’art. Le territoire à venir est le territoire
suggéré par l’oeuvre, un espace non limité mais perceptible. Un nouvel espace découvert, l’espace des non-références, dépouillé de cartes et de cartographies.

Mais se perdre n’est pas une sorte de distraction, une échappée programmée du chemin qui permette de récupérer rapidement le fil fixé d’avance et prévu. L’art ne distrait jamais, il démantèle. Ce qui distrait, c’est le spectacle, c’est lui qui oriente le regard vers l’extérieur, mais sans jamais quitter l’intérieur, il détourne le regard mais jamais le sens de la marche.
L’art rend visible l’arbitraire des cartes et des frontières et c’est l’artiste qui est responsable de réagencer, désorganiser et dissoudre les lignes qui dessinent, qui ordonnent le tout. L’artiste sort de l’ordre pour enlever au chaos ce qui est insondable, c’est celui qui nous mène aux limites du sublime.

L’artiste est le maître de la perte de l’espace délimité, maître de son ouverture illimitée à de nouveaux territoires à découvrir. Jamais l’art ne cartographie ni mesure, ni ne marque, ni n’enferme ; il ne fait qu’ouvrir. L’artiste n’écrit pas, ne tire pas des traits, ne dessine rien du tout, il projette seulement des simulacres de lignes qui permettent de découvrir d’autres sens et d’entrevoir de multiples directions. L’artiste efface toutes les lignes tracées jusqu’à présent, capture et arrête le temps historique. Il ne crée jamais un monde, il ne l’ouvre qu’au sentiment infini de l’expérience à venir. Il ne construit pas, il suggère, chuchote. Aucune ligne tracée n’existe sur une toile qui ne soit projetée vers l’intérieur et en même temps vers un extérieur sans limite.

L’artiste parvient à brouiller nos expériences précédentes, il ne les efface pas parce qu’il faut se rappeler aussi de nos erreurs. L’artiste est capable d’engendrer une nouvelle expérience où le passé est dilué et le présent devient plus présent. L’expérience esthétique gagnée (le fait d’être en présence de l’œuvre) est le moment où le temps historique, le temps réel (Chronos), arrive à se condenser jusqu’à la disparition, dans un temps à la fois unique et propre (Kairos).

L’expérience donnée par l’œuvre est en perfectible formation, jamais elle ne stagne ni se termine. L’expérience vécue de l’œuvre n’est jamais satisfaite. Il n’y a aucune satiété possible face à elle, nous ne serons jamais comblés devant l’œuvre parce qu’il s’avère impossible d’entrevoir une fin. Nous pouvons arriver au point culminant de celle-ci si nous arrivons à la traverser complètement, car en nous intégrant nous percevons l’infini de l’extérieur. Après l’apogée, l’instant, le désir de l’œuvre réapparaît dans un éternel retour, de dessiner et de délayer sans fin… et le besoin de l’œuvre réapparaît, l’expérience reprend à nouveau. L’art est la possibilité de ce qui ne finit jamais, de ce qui ne se ferme jamais. L’œuvre, la grande oeuvre est celle qui laisse des espaces incomplets, des sensations et des perceptions libérées et à libérer, des choses à venir. L’œuvre s’ouvre toujours sur un espace qui n’a pas encore été parcouru et qui ne pourra jamais être découvert. Il n’existe que des œuvres inachevées.

Pour cette raison, l’œuvre s’ouvre vers l’extérieur. Elle nous arrête complètement pour nous réclamer un mouvement qui lui soit propre, un mouvement capable de découvrir l’extérieur de la limite, le fait de s’exiler sans tomber une fois de plus dans un territoire qui renferme tout. Seulement le nomade est capable de supporter l’exil sans être capturé par une nouvelle carte.

Un nomade, c’est celui qui n’a pas de foyer. En éternel mouvement, il fait de la route son chez-lui. Se déplacer n’est pas la fonction qui fait qu’il aille d’un endroit à l’autre, c’est l’action en elle-même qui devient son lieu de résidence. Par définition, le nomade n’habite pas, il est “en train d’habiter”. Le mouvement permanent l’empêche de s’installer de façon à générer un espace délimité et propre.
C’est pourquoi le nomade n’a aucune limite et joue avec une limite illusoire appelée horizon. Une limite là où le ciel et la terre semblent se toucher et se séparer en même temps, et c’est vers là qu’il se dirige d’un pas cadencé, persistant et interminable. Pour ce faire, le nomade doit être capable de se détacher de la propriété, de tout ce qui lui appartient. Il n’aime pas le territoire, tout le temps il aime le perdre sous ses pieds. L’artiste nomade s’oppose à la limite et lutte contre elle; il se propose de la rendre la limite, il s’attaque à cette idée et cette valeur, il le fait aussi bien contre ceux qui l’ont conçue que contre tous les mécanismes qui rendent possible sa permanence.

“Les mondes nomades” articule, avec le concours de quinze artistes, le dédoublement du concept de limite. Il offre différentes perspectives où les artistes donnent une nouvelle configuration à des typologies établies aussi sensibles que conceptuelles et les projettent dans de multiples directions possibles.

“Le poète est en exil, il est exilé de la ville, exilé des travaux réglementés et des obligations limitées, de ce qui est le résultat, la réalité tangible, le pouvoir …Cet exil qui est le poème fait du poète l’errant, le toujours perdu, celui qui est privé d’une présence sûre et d’une résidence véritable.”
Maurice Blanchot, “Exil” Espace littéraire, Paidós.

Ceal Floyer expose le caractère arbitraire de l’espace délimité de la salle d’exposition avec un geste puissant et minime, avec une œuvre intelligente. Proche d’elle, de manière sensible et conceptuelle, Yona Friedman montre une installation éthérée qui s’oppose à la rationalité de l’architecture d’un geste arbitraire. Angela Detanico & Rafael Lain, de façon ordonnée et rationnelle, permettent à l’ironie de faire face à la mondialisation et à l’idéologie: la simplicité d’une carte du monde qui se déplace d’un bord à l’autre transforme un schéma en un objet sans références et impersonnel. Marco Godinho casse la stabilité de sa propre carte par des coupures qui semblent marquer la possibilité de se perdre dans le monde, de devenir nomade conscient et libre. David Renaud le fait de même avec son île solitaire et perdue dans une mer sans fin. Dans les cartes de Neal Beggs, les ciels nocturnes générés par les points les plus hauts et les plus bas de la ville sont une vue d’en bas projetée vers le haut, et nous donnent à ressentir l’illimité. Suivant la procédure inverse, Evariste Richer crée une carte nocturne qui surgit des traces de grêles étudiées par le système météorologique et se lit comme une métaphore sur les dangers de la science et de ses manipulations. Un même intérêt pour le scientifique se retrouve dans l’œuvre de Michel Paysant (une ligne construite par le regard) qui est une réflexion sur la perception et la mémoire. Vera Molnar, de son côté, nous invite à parcourir son installation de fils dont la trame faussement chaotique découle d’algorithmes mathématiques et qui déstructure aussi bien la notion d’ordre que la conception d’un regard libre et innocent. De la même façon, Marie Cool Fabio Balducci obtiennent dans leurs performances une variété poétiquement infinie de formes possibles et, à l’aide d’un simple fil ou de feuilles de papier, transforment l’expérience esthétique en quelque chose de délicat. L’écriture de Jean-Christophe Norman abandonne le papier pour l’espace urbain et la terrasse du musée ; elle parle des problèmes causés à l’environnement par la négligence de l’homme et qui, en apparence, paraissent lointains. Luis Camnitzer dresse le paradoxe d’un parallèle dissonant entre les mots et les choses: à une distance considérable, ils donnent l’impression d’une proximité possible. Marina Abramovic entame un dialogue dramatique entre la limite que sa peau impose à son corps et la douleur causée par l’idéologie. Edith Dekyndt, politique autrement, fait qu’un drapeau transparent, sans souci d’identité, flotte à la brise dans un devenir constant. Enfin le va-et-vient interminable d’un rideau frappant sa fenêtre, sera le meilleur moyen pour que Michael Snow nous parle des limites, de la réclusion et d’un extérieur possible.

Ces quinze œuvres témoignent que l’horizon, comme toute autre limite, n’est qu’une image fictive qui a séparé le ciel et la terre pendant des années. Cette même image a servi de modèle à ceux qui soutiennent que la sensibilité et l’esprit sont deux facultés distinctes et distantes. Les artistes présentés ici montrent, chacun à sa manière, que le ciel de Platon s’est dissous sous la ligne de l’horizon.

Rulfo

Préface du catalogue de l’exposition Mundos Nómades,au Museo Nacional de Artes Visuales de Montevideo (Uruguay)