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Tomas Espedal

Au printemps dernier, l’artiste Marco Godinho était en résidence en Norvège sur une invitation de Transplant. Ce fut l’occasion d’une rencontre et d’un projet commun autour de la marche avec l’écrivain norvégien Tomas Espedal. C’est au tour de ce dernier d’être reçu au Frac Lorraine. Il lui est proposé d’inventer un scénario d’exposition éphémère à partir des oeuvres de la collection.


Journal de Metz
Printemps 2009

Lundi 6 avril
Baudin. Paris.

Vous quittez votre chambre le matin. Vous entrez dans une autre chambre quelques heures plus tard. Cela se passe dans une ville étrangère. A Paris. La chambre est au cinquième étage, numéro 14. Vous ouvrez la fenêtre, il y a un arbre dehors, les branches d’un arbre, si on ne les coupe pas, elles entreront dans la chambre. Il y aura un arbre dans la chambre. L’arbre est en plein bourgeonnement. Six, cinq ou sept pigeons dans l’arbre, ils y vivent, ou ils y dorment, sur les petites branches de l’arbre. La chambre est sale, décrépite, usée, il y a là une certaine beauté. La chambre est bruyante, illuminée, vulnérable ; quand vous ouvrez la fenêtre, c’est presque comme si elle était en plein air, dehors, comme l’une des branches de l’arbre : c’est là que vous dormez. C’est là que vous vivez.

Comment pouvez-vous dormir. La brutalité de la rue empêche les pigeons de dormir ; la circulation, les lumières, les voix, les cris, les batailles de la nuit. La richesse, la pauvreté des rues. Il y a un homme devant la porte, couché dans des cartons, une petite boîte qu’il n’appellerait jamais sa maison, mais qui est sa maison. Comment pouvez-vous dormir?

Peut-être que votre sommeil est troublé, difficile, et vous savez le matin que si vous voulez dormir, vous devez fermer la fenêtre. Vous devez fermer les yeux. Vous devez oublier ce que vous avez vu pendant le jour; vous devez apprendre comment être différent, cynique, peut-être, vous devez vous habituer aux façons d’être du monde, c’est ainsi qu’est le monde, vous devez vous y habituer, vous le ferez, et si vous n’aimez pas ce que vous voyez, vous devez regarder ailleurs?

Mercredi 8
Livier, Metz.

Le bâtiment est une fortification (une limitation). J’ai lu que Charles V l’avait construit pour ses soldats; aujourd’hui il abrite les collections d’art contemporain du Frac Lorraine. Au moment où j’arrive, il y a une exposition de Vera Molnar : Perspectives et variations. Et une autre d’Amélie Dubois : Le Monde (2006-2007), et Poésies (2007). Ma première impression : les deux expositions se rapportent à l’art d’écrire, de produire des signes et des formes graphiques, en utilisant un alphabet ou un système logique qui peut être lu ou compris comme un essai sur le sens. Et dans les deux expositions, l’artiste oeuvre avec un système de contraintes et de limitations, qui me fait penser aux règles d’OuLiPo (Ouvroir de Littérature Potentielle). Et, oui, il y aura une lecture de Géométrie variable par Jacques Roubaud, mercredi 22 ; c’est l’un de mes poètes préférés (Quelque chose de noir, La Pluralité des mondes de Lewis), et je cherche involontairement, dans la collection du Frac, des oeuvres qui pourraient être centrées sur la relation entre l’art contemporain et l’écriture.

La tour. De la tour de l’Hôtel Saint-Livier, les soldats avaient une vue sur Metz et ses environs. La Moselle, les versants et les coteaux, à la périphérie de la ville. Si une armée hostile approchait, s’il y avait des signes d’attaque, l’alarme était bientôt donnée. Aujourd’hui, mercredi, je monte les escaliers de la tour avec Olivier, il va me montrer une oeuvre qui est cachée, qui peut seulement être vue de la tour, celle de Tania Mouraud, How can you sleep , une grande toile (30×15m) étirée sur un mur, dans le centre ville. Nous montons les marches, il y a un pigeon enfermé dans la tour, épuisé et désespéré, il serait mort si nous n’étions pas venus. Par hasard, pour voir l’oeuvre de Mouraud ce mercredi-là. Nous ouvrons la fenêtre, il s’élance dans l’air comme une flèche. L’oeuvre murale de Mouraud est non seulement cachée, mais aussi difficile, presque impossible à lire. C’est seulement quand vous vous concentrez sur le noir et le blanc, le fond blanc (le papier) et l’écriture noire (les lettres) que vous pouvez, en fait, lire ce que dit la toile: How can you sleep, comment pouvez-vous dormir.

Les lettres sont si distendues qu’elles deviennent de minces lignes noir sur blanc; presque les lignes d’un labyrinthe, mais il n’y a pas de secret caché ici, pas de message secret : tel écran, tel écrit.

Ce que vous voyez est une empreinte digitale sur tarpaulin. Ce que vous voyez est la démonstration d’une impression, d’une écriture des qualités du blanc et du noir. Le blanc est la couleur des possibilités, le noir est le chemin qui est choisi, la ligne, et il peut être possible de lire la ligne et sa noirceur ; le noir crée les images ou il crée l’obscurité. Le noir est la mort de la peinture, mais il est aussi la naissance de l’écriture. « Il y a de nombreuses preuves d’un univers noir dans la littérature (écriture). Et c’est cet univers que nous devons replacer dans l’existence », écrit Roland Barthes dans La Peinture et l’écriture des signes. Peut-être est-ce seulement possible dans le mariage du blanc et du noir, de la peinture et l’écriture ; un langage qui développerait des images lisibles à partir de ses négatifs.

Il y a une qualité photographique dans les oeuvres murales de Tania Mouraud. Ce sont des monochromes, de grandes toiles, noir sur blanc ; des messages noirs, difficiles à repérer dans la blancheur des espaces publics violentés par les signes et les messages. “La société dans son ensemble est devenue texte”, écrit Michel de Certeau, et il peut être plus efficace, par conséquent, de cacher un texte que de le montrer. C’est presque rien, mais c’est quelque chose, comme Marco Godinho me l’a dit au cours d’une promenade où nous avons eu une conversation sur l’art contemporain, et sur sa tendance à rendre l’art invisible. Ceci a son équivalent dans le voeu poétique de créer de nouvelles formes de communication, ou de ne pas communiquer du tout. La poétesse nord-américaine Lee Ann Brown a dit dans une interview : si vous voulez communiquer, décrochez un téléphone. L’art est toujours, par essence, quelque chose qu’il est difficile de communiquer, et en élargissant et accentuant les contraintes et limitations de l’oeuvre d’art, l’artiste peut donner à son travail une expression moins accessible, mais plus forte.

« J’ai déclaré mon désaccord absolu avec l’idéologie occidentale, basée sur la possession, en dispersant le mot NI (Ni ceci ni cela) dans Paris, sur cinquante-quatre supports de trois mètres sur quatre.» (Tania Mouraud, in City Performance N°1, 1978)

Jeudi 9

Le blanc et le noir, les prémisses de l’écriture. Les mots, les lettres, les signes graphiques. Les prémisses de la ligne imprimée. La ligne a une certaine beauté, une qualité poétique, la ligne a certainement une histoire à raconter, une histoire qui peut être lue. La ligne a un commencement et une fin. Les lignes bougent, créent des signes et des lettres, les lettres N M I, par exemple, celles que Vera Molnar a utilisées dans ses séries. Puis il y a les carrés, les triangles, les trapèzes et l’espace (le blanc) entre eux. Dans Promenade (presque) aléatoire (1998-1999), il s’agissait d’une formule mathématique conçue par Erwin Steller, un mathématicien, selon les instructions de l’artiste, qui avait envoyé la ligne marcher dehors – elle doit aller marcher là où l’artiste l’envoie. Peut-être l’artiste voulait-il voir le comportement de la ligne ; comment la ligne se comportait quand on lui donnait une certaine liberté? Le résultat est la Promenade (presque) aléatoire, où un fil noir, fixé par des clous, suit le tracé d’ongles sur un mur blanc. Cette ligne de Vera Molnar peut-elle être lue? Non. Mais la ligne peut se concevoir comme un essai visuel de liberté. Une liberté rendue possible par les variations géométriques. Une liberté accomplie grâce aux règles et aux contraintes, peut être la seule liberté dont dispose un artiste.

La Promenade a un sous-titre, 100 000 milliards de lignes, qui évoque l’oeuvre de Raymond Queneau, 100 000 milliards de poèmes. Dans ce livre, Queneau joue avec les variations de phrases. Chaque vers du poème peut être séparé du reste en tournant, non pas la page (il y a dix pages, correspondant à dix sonnets de quatorze vers), mais un vers après l’autre. Cela donne des milliards de possibilités, des milliards de poèmes différents. Le livre n’est pas très intéressant en tant que livre de poésie, mais c’est une démonstration de liberté, de la liberté des lecteurs. C’est le lecteur qui crée le poème. Il se passe la même chose avec les lignes de Vera Molnar : elles donnent une liberté au regard, l’image est formée dans la perception du spectateur. L’idée et la signification de l’oeuvre d’art sont dans son propre regard.

Vendredi 10

S’il est difficile de voir, et de lire How can you sleep de Tania Mouraud, il est encore plus difficile de regarder le livre d’Yvonne Trapp, The Human Y code. Le livre se trouve dans les collections du FRAC, rangé dans une boîte en carton, et il est lui-même emballé dans une boîte noire ; si vous voulez ouvrir le livre, vous devez le faire avec des gants en plastique, car il est vu comme un objet d’art et non comme un livre, même si l’œuvre est classée comme telle dans le catalogue. C’est un livre, il raconte l’histoire du chromosome Y, responsable du gêne masculin. Il s’agit d’une impression laser en noir et blanc de 2202 pages écrites en un langage purement scientifique, qui – pour le lecteur non-scientifique – est semblable à une énorme quantité de signes incompréhensibles. Le voici ; alias, le livre illisible. Presque invisible, le livre est comme le message caché dans une lettre que vous avez reçue, mais n’avez jamais lue. Cela me rappelle une phrase de Ludwig Wittgenstein : “Si le lion pouvait parler, vous ne pourriez jamais comprendre le message du livre, l’histoire du Y”. Il y a ici une allusion au SCUM-Manifesto, le pamphlet de Valérie Solanas sur la dégénération du mâle, et comment on peut le penser comme une femelle incomplète. Je suis tenté de dire : si l’histoire de la biologie masculine pouvait être écrite, vous ne pourriez jamais la lire.

Lundi 13

Ma chambre, mon atelier. Une porte, bien sûr, j’aime les portes, vous les ouvrez, ou ne les ouvrez pas. Vous entrez, la porte donne sur la cuisine. Une autre porte. Elle donne sur l’atelier. Une pièce vaste, des murs blancs, le sol est gris, la pièce ressemble à une salle d’exposition dans une galerie : ici, vous pouvez exposer vos affaires, les quelques livres, les carnets de notes, les crayons et les vêtements, votre solitude. Je suis ici sans ma langue maternelle, et c’est certainement une limitation ; peut-être une bonne : je dois écrire de mémoire et par intuition. Je dois travailler comme un vagabond, prendre ce que l’on me donne. On m’a donné une chambre et un lit ; un bureau et l’accès aux collections du Frac, à la bibliothèque et aux archives. Ma tâche est d’écrire sur une sélection d’oeuvres de la collection, et suggérer une exposition sur la page écrite.

Il y a une table dans ma chambre, j’en ai fait ma table d’écriture. Une chaise. Les lampes, j’aime les lampes, vous les allumez et les éteignez, cela me rappelle la mort. Vous éteignez la lampe et il fait noir. Quand ma mère est morte, j’ai rassemblé toutes ses lampes et je les ai installées dans ma pièce de travail, six ou sept lampes, elles sont belles, et je viens de les reconnaître dans un film de Michelle Porter, Les Lieux de Marguerite Duras.

A) Marguerite Duras est ma mère.
B) Marguerite Duras a les lampes de ma mère.
C) Marguerite Duras a les mêmes lampes que ma mère.
D) Marguerite Duras est la mère de mon écriture.

Quand j’ai consulté le catalogue du Frac Lorraine, j’ai immédiatement choisi deux films de Marguerite Duras : Aurélia Steiner (Melbourne) et Aurélia Steiner (Vancouver). Je connaissais les deux histoires de Steiner par une traduction suédoise de Navire night; mais pas les films, et quand je les ai vus, dans ma chambre, ma première réaction a été : les textes sont plus importants que les images. Le film n’est pas nécessaire aux histoires de Steiner; au contraire, on peut penser les films comme perturbants, par rapport aux textes. Ils sont dits par la voix d’Aurélia Steiner :
Mon nom est Aurélia Steiner.
Je vis à Melbourne où mes parents sont professeurs.
J’ai dix-huit ans.
J’écris.
Dans ces films, la voix de Steiner devient la voix de Duras, et ceci pose un problème. Car Duras prend le contrôle de son personnage, et cette domination n’est pas montrée dans les textes. Aurélia Steiner est une jeune fille juive, et elle n’a pas la voix de Marguerite Duras.
Mon nom est Aurélia Steiner.
Je vis à Vancouver où mes parents sont professeurs.
J’ai dix-huit ans.
J’écris.

Vendredi 17

Les oeuvres de Trapp, Molnar et Mouraud ont ceci en commun qu’elles entretiennent un rapport aux signes et à l’écriture. Ces œuvres ne peuvent être lues facilement, mais elles utilisent les prémisses de l’écriture : le fond blanc, les lignes noires.

Les trois artistes ont, chacun à sa manière, créé un langage reconnaissable qui donne une certaine liberté au regard : c’est le spectateur qui crée le sens. Le spectateur doit fournir l’effort nécessaire à trouver l’œuvre d’art, il doit prendre le temps nécessaire à voir et comprendre l’image cachée, parfois illisible. Il doit apprendre à lire, il doit apprendre à voir. Rainer Maria Rilke partait pour l’Italie, quand Lou Andreas Salomé lui offrit des carnets de notes très coûteux ; et elle dit au jeune poète qu’il lui fallait apprendre à voir. Elle voulait qu’il écrive ce qu’il verrait en Italie, puis qu’il lui donne les notes. Il le fit. Plus tard, après sa mort, le carnet de notes fut publié sous le titre Journal d’un jeune poète, et cela peut être lu comme un essai profond sur l’art de voir. Apprendre à voir devint un thème principal de Rilke dans ses poèmes, son journal, sa prose et ses lettres ; il écrivit tous les jours à sa femme de Paris, et les lettres où il parle de Cézanne sont encore un manuel pour tout écrivain qui veut écrire sur l’art.

L’art n’est jamais présent ou directement observable, toujours absent et caché. Et ainsi, le spectateur curieux et patient qui a passé du temps à visiter cette exposition éphémère sur le site internet du Frac peut se trouver confronté à l’épiphanie de l’art, sa manifestation et sa disparition dans le monde de tous les jours.

Tomas Espedal