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Taysir Batniji

Né en 1966 à Gaza (PS). Vit et travaille à Paris (FR)


Comme de l’eau

2008
Performance : pinceau, eau, sol en béton gris
Acquisition: 2013


« Pour moi, et pour mes pareils qui ont dû endurer, un jour, la brûlure de l’eau, Ibn Sîda a écrit un jour un torrent d’épithètes, un déluge de mots : Aqua, unda, unde, egua, ewe, aigues, eaux, ondes… Eaux claires, vives, limpides, transparentes… Eau blanche, forte, libre, céleste, ardente, lustrale, sauvage… Eau de source, de roche, de fond, de neige… Eau d’ange, de myrte, d’arquebuse, de vie… Eau qui sourd, qui court, coule, suinte, ruisselle, bouillonne, jaillit… Eau qui chante, bruit, clapote, gazouille, murmure… Eau qui dort… » Avoir en mémoire cette profusion poétique de mots, traduits de l’arabe, nommant l’eau, ces mots égrenés par le poète palestinien Mahmoud Darwich (1941-2008) dans son récit en prose Une mémoire pour l’oubli 1, et que l’artiste palestinien Taysir Batniji fait ressurgir lorsqu’il – ou un tiers – accomplit le protocole de la performance Comme de l’eau sur le sol gris d’une salle d’exposition. Montrer l’eau par une écriture à l’eau, montrer – dans une présence textuelle et par une épaisseur translucide – l’eau dans la succession des cent neuf occurrences que contient la langue arabe, cent neuf synonymes qui furent répertoriés par le lexicographe et poète arabo-andalou Ibn Sîda, au XIe siècle, dans son « Dictionnaire » (Mukham ou Mufrassas)… Et que rechante par fragments Darwich 2, dans son récit du siège de Beyrouth par l’armée israélienne en août 1982 – eau dont on prive une population, eau qui n’est plus en partage –, et que réactive Batniji dans une forme performative.

Écrire l’eau avec de l’eau : il y a une redondance paradoxale dans ce geste de littéralité qui permet, dans l’espace-temps de la performance, de donner à voir la langue dans son dessin fragile, puis dans son inéluctable absorption par le liquide même qu’elle énonce ; donner à lire la matérialité de l’élément aqueux, puis sa progressive dissolution jusqu’à son effacement, son absence sur le sol devenu « peau » désertée du langage et de la vie. Une eau prise dans sa matière dont seuls de maigres résidus minéraux attesteront de son passage, des mots d’eau pris dans une écriture au pinceau, dans le souvenir d’un geste pictural ou dessiné. Un geste précautionneux, intime, recueilli, qui inscrit métamorphoses et métaphores d’un état du présent politique du monde. Que reste-t-il du mot et de sa matière tracés par l’éphémère ? Que reste-t-il de la « chair des mots » 3 ? Que reste-t-il de ce lexique fait d’abondance, qui devient, dans le temps performatif, une image-texte d’une densité en danger ? Que reste-t-il de l’eau, cette « denrée » vitale qui se réduit au jour le jour ? Peut-être devient-elle cette « sorte de médiateur plastique entre… », dont parle Gaston Bachelard 4, entre la présence et la disparition, au creux de son image qui se réduit, se raréfie, une image au devenir spectral, au devenir d’absence. Une absence présente… L’un des motifs récurrents du travail de Taysir Batniji (5), que ce soit dans ses gravures, dans ses séries photographiques (Pères, 2006 ; GHO809 , 2010), ses vidéos (Gaza-journal intime, 2001 ; Transit , 2004), ou ses installations (Hannoun , 1972-2009).

Marjorie Micucci

1 Mahmoud Darwich, Une mémoire pour l’oubli – Le temps : Beyrouth – Le lieu : un jour d’août 1982 (traduction de l’arabe – Palestine – par Yves Gonzalez-Quinjano et Farouk Mardam-Bey), coll. Babel, Éditions Actes Sud, Arles, 2007.

2 Les traducteurs d’Une mémoire pour l’oubli précisent dans une note de bas de page que « ce paragraphe est une libre adaptation d’un extrait du dictionnaire thématique d’Ibn Sîda, savant andalou mort en 1066 ».

3 « C’est cette chair active du mot qu’il faut risquer (…)», Jacques Rancière, La Chair des mots (Politiques de l’écriture), Éditions Galilée, Paris, 1998.

4 «(…) elle [l’eau] devient une sorte de médiateur plastique entre la vie et la mort», Gaston Bachelard, L’Eau et les Rêves – Essai sur l’imagination de la matière, Librairie José Corti, 1942.

5 Site de l’artiste : www.taysirbatniji.com