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León Ferrari

Né en 1920 à Buenos Aires (AR). Décédé en 2013 à Buenos Aires (AR)


Cidade

1980
Encre, papier
98 x 98,8 cm
Acquisition: 2008


Bien qu’à la croisée de différentes influences artistiques qui ont marqué ces dernières décennies, le travail de l’artiste argentin León Ferrari reste remarquablement libre, échappant à toute catégorisation. Opérant sur le mode de la fusion des idées et des esthétiques, il aborde l’art conceptuel sans renoncer à la forme, le politique sans renoncer au poétique, l’allégorique sans renoncer au matériel. Nourrissant une prédilection pour les supports qui s’opposent à l’auratisation et à la fétichisation de l’objet unique, son œuvre a emprunté les chemins de l’art postal, et a volontiers usé de photocopies, vidéotextes, éditions et articles de journaux. C’est précisément dans sa manière d’utiliser des modes d’expression simples et reproductibles, et des images graphiquement fortes et évidentes, que son travail est discrètement subversif. En témoigne les tentatives de censure dont il fit l’objet en 2004, pour une sculpture de 1965 montrant un christ en croix sur une maquette de bombardier américain. Étrangement prémonitoire, à l’aune d’une actualité récente qui a vu, à travers la désignation d’un “axe du mal”, ressurgir une nouvelle forme de guerre de religion. Preuve magistrale de la capacité de l’art d’actualiser indéfiniment ses intentions…
C’est à Sao Paulo au Brésil, ville dans laquelle il avait trouvé refuge à partir de 1976, fuyant la dictature militaire de son pays natal, que l’artiste a réalisé ses premières “héliographies”. Ces éditions de multiples sur papier utilisent des techniques de modélisations architecturales pour représenter des plans urbains volontairement irréalistes, structures architectoniques fictives et proliférantes, parfois aberrantes. D’autres fois, ces tracés proposent plus basiquement des schématisations de comportement de masse. Sous leur aspect ludique et fascinant, elles opèrent toutes comme les métaphores d’un monde surorganisé, surdéterminé, dévoilant le caractère directif, potentiellement oppressant et aporétique de la planification urbaine de type moderne. Ces flux de voitures ou de personnages symbolisent la réification des citoyens dans la cité, transformés en robots mobiles ou en mobilier urbain. Un fonctionnalisme graphique, de surface, qui devient ornemental. Plus profondément, on pourrait déceler, dans ces représentations sur le mode de l’uniformisation et de l’organisation, une relation métaphorique à un ordre militaire des choses. On le sait la planification, la cartographie, les plans reliefs, et de manière générale le regard surplombant sur le monde, ont été particulièrement développés à des fins stratégiques, balistiques et guerrières. Une politique générale du regard et du savoir soumise à une logique dominatrice et conquérante. La carte d’"état major", qui subsiste aujourd’hui, en est un des vestiges. Dès lors, cette vision à la fois organisée et arbitraire renvoie à une sorte d’autoritarisme fonctionnel propre aux régimes militaires, dont on imagine aisément qu’ils aient pu marquer durablement l’artiste. Mais au-delà de ces enjeux politiques, les héliographies opèrent aussi comme des architectures mentales figurant, à travers le motif du labyrinthe, des parcours psychiques faits de méandres, de pertes et de travers. Selon la distance du regard, cette vision d’entomologiste sociologique apparaît donc abstraite ou figurative, rassurante ou vertigineuse, uniforme ou chaotique. Bien que réalisées dans les années 1970, les héliographies sont, encore une fois, étrangement actuelles, en qu’elles donnent à voir et éprouver un monde contemporain appréhendé sous le régime du vertige, du chaos, de l’incompréhension, d’un ordre sans signification.

Guillaume Désanges