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Manon De Boer

Née en 1965 aux Pays Bas (NL).
Vit et travaille à Amsterdam (NL) et Bruxelles (BE)


Resonating Surfaces

2005
Film 16 mm, transféré sur DVD, couleur, sonore
Durée : 39 minutes
Acquisition: 2006


Voix royale. Filets de vie qui sourdent de lèvres palpitantes. Entrefilets de l’histoire qui saisit un peuple. C’est aux mots superbes de Suely Rolnick que Manon de Boer s’est attachée dans ce moyen-métrage de 39 minutes. Les mots de la psychanalyste brésilienne qui raconte son exil à Paris durant la dictature, son histoire d’amour avec Gilles Deleuze, son retour soudain au pays. Mais le corps lui-même est en exil de sa voix. Jamais ils ne se rassemblent : silhouette muette sous l’emprise du soleil, parole lumineuse se désincarnant pour devenir universelle. C’est tout d’abord le portrait d’une ville que la jeune plasticienne hollandaise a tenté de réaliser : chronique de Sao Paulo qui s’est laissée finalement prendre au charme d’une seule de ses habitantes. Comme l’artiste avait réalisé en 2005 un portrait de l’actrice Sylvia Krystel, en la désincarnant elle aussi, elle a décidé après plusieurs interviews de resserrer son film en un portrait. La ville brésilienne reste présente en arrière-plan, faisant respirer l’évocation autobiographique de ses plans serrés sur ses façades qui sont comme une peau, ses buildings mornes, sa verdure inattendue, sa « senteur de jasmin et de pétrole ». Pour reprendre les mots de l’artiste, « l’image, le texte et le son sont dans ce film asynchrones et forment presque, chacun, une couche de sens autonome. Et la voix, lieu unique au sens où le langage et le corps deviennent un, forme elle-même une quatrième couche de sens ». Mille-feuille vibratile, Resonating Surfaces s’ouvre sur les cris de mort des opéras Lulu et Wozzeck d’Alban Berg, pour finir en un langage magnifiquement articulé. Il se dessine ainsi en un crescendo qui aboutit en point d’acmé à la naissance d’une langue. Proche de la plasticienne Lygia Clark, Suely Rolnick y évoque le traumatisme de la colonisation, mais aussi la manière dont la dictature a paradoxalement autorisé des « expérimentations d’une liberté extraordinaire ». Enfermée en prison, méprisée par ses amis militants qui prenaient les armes quand elle préférait s’adonner à des drogues hallucinogènes, Suely Rolnick n’a d’autre choix que la fuite. En France, Deleuze la pousse à étudier les cris de mort des personnages des opéras d’Alban Berg. Elle les ressent comme « une vibration vitale énorme ». Elle se réfugie dans le français, cette langue qui permet « que le couteau de la dictature ne [la] tue pas », qui la « préserve de l’infection de la blessure ». Alors qu’elle n’avait jamais songé rentrer au Brésil, c’est la résonnance en elle d’un chant brésilien qui lui signifie soudain la nécessité du retour. « Ne perdez pas cette grâce, c’est-à-dire le pouvoir d’une chanson », lui écrira longtemps après, en 1992, Gilles Deleuze. D’un chant de mort à un chant d’espoir, d’un babil natal à une langue de la maturité, le film de Manon de Boer retrace aussi l’histoire d’un pays intelligemment anthropophage, qui a su faire de tous ses exils forcés, de l’esclavage à la dictature, une nourriture spirituelle. Et trouver sa voix, unique, dans la multiplicité.

Emmanuelle Lequeux