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Esther Ferrer

Née en 1937 à San Sebastian (ES)
Vit et travaille à Paris (FR)


Intime et personnel

1977
Photographies noir et blanc
30 x 40 cm chacune
Acquisition: 2004


Intime et personnel est l’une des premières performances d’Esther Ferrer, artiste espagnole d’origine basque, et membre historique du groupe ZAJ (considéré comme la branche espagnole de Fluxus). Le protocole proposé ici se révèle, comme souvent chez l’artiste, extrêmement simple, généreux et librement interprétable. Il s’agit de mesurer un corps (le sien ou celui de quelqu’un d’autre) à l’aide d’un mètre ruban, en indiquant les endroits mesurés avec un chiffre, un point ou une note, qu’on pourra ensuite à son gré lire à haute voix, jouer, tracer au sol ou sur un tableau, etc. À la fin de la performance, le corps s’est possiblement mué en tableau vivant (scientifique, plastique et littéraire) tout en chiffres et en lettres. Si c’est évidemment l’interrogation de la notion universelle d’identité qui préside à cette exploration superficielle et ce balisage systématique d’un territoire organique, on pourrait aussi y déceler, dans le contexte politique de l’Espagne franquiste, une dénonciation douce de la soumission des corps à la logique statistique et normative exacerbée d’un certain totalitarisme. Mais la bienveillance et la curiosité qui conduisent ces gestes font surtout montre d’une fascination de l’artiste pour l’espace et les chiffres, qu’on retrouvera dans ses installations
ultérieures autour d’une poétique des nombres premiers. Mathématiques et sciences physiques.
L’intérêt de cette oeuvre particulièrement «ouverte» réside aussi dans sa concentration pratique des enjeux essentiels de l’art de son époque. Entre autres : le rapport décomplexé au corps, le paradigme musical (influence de John Cage), l’économie et la réduction des moyens, l’importance du protocole plus que sa réalisation, la possibilité de l’accident et l’irrésolution formelle du work-in-progress. Voire, avec humour et liberté, l’abattage des frontières entre sphères privée (l’intimité dévoilée) et publique (le corps social et politique), un jeu sur les différences sexuelles et un renversement des conventions théâtrales dans le refus du spectaculaire et l’interaction avec le public. Bref, un étalon des pratiques minimales, conceptuelles et performatives de l’art des années 1960. Néanmoins, la réception d’une telle performance ne cesse de varier, telle une note harmonique, selon son contexte de monstration. Précisément, alors qu’une tyrannie économique et morale a pu se substituer à la dictature de régime dans son programme de standardisation des corps, Intime et personnel retrouve, dans sa radicale simplicité, une pertinence renouvelée. Son protocole de réactivation depuis 1967 éclaire d’ailleurs parfaitement le paradoxe d’un art du geste par essence immédiat et néanmoins immortel. Et si le mode éphémère de la performance, dans sa fulgurance temporelle, sa dématérialisation radicale et son imprécision protocolaire signait, bien plus qu’une esquive par rapport à l’inscription historique et culturelle, le modèle même de l’oeuvre universelle et pérenne ?

Guillaume Désanges